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ANECDOTES SUR LOUIS XIV.

qu’un intendant avait détruit la secte de son département, il l’anéantirait dans son royaume. M. de Louvois consulta sur cette grande affaire M. de Gourville, que le roi Charles II d’Angleterre appelait le plus sage des Français. L’avis de M. de Gourville fut d’enlever à la fois tous les ministres des églises protestantes. Au bout de six mois, dit-il, la moitié de ces ministres abjurera, et on les lâchera dans le troupeau ; l’autre moitié sera opiniâtre, et restera enfermée sans pouvoir nuire ; il arrivera qu’en peu d’années les huguenots, n’ayant plus que des ministres convertis, et engagés à soutenir leur changement, se réuniront tous à la religion romaine. D’autres étaient d’avis qu’au lieu d’exposer l’État à perdre un grand nombre de citoyens qui avaient en main les manufactures et le commerce, on fit venir au contraire des familles luthériennes, comme il y en a dans l’Alsace. L’autorité royale était affermie sur des fondements inébranlables, et toutes les sectes du monde n’auraient pas fait dans une ville une sédition de quinze jours. M. Colbert s’opposa toujours à un coup d’éclat contre les huguenots ; il ménageait des sujets utiles. Les manufactures de Vanrobais et de beaucoup d’autres qu’il avait établies n’étaient maintenues que par des gens de cette secte.

Après sa mort, arrivée en 1683, M. Le Tellier et M. de Louvois poussèrent les calvinistes : ils s’ameutèrent, on révoqua l’édit de Nantes, on abattit leurs temples ; mais on fit la grande faute de bannir les ministres. Quand les bergers marchent, les troupeaux suivent. Il sortit du royaume, malgré toutes les précautions qu’on prit, plus de huit cent mille hommes, qui portèrent avec eux dans les pays étrangers environ un milliard d’argent, tous les arts, et leur haine contre leur patrie. La Hollande, l’Angleterre, l’Allemagne, furent peuplées de ces fugitifs. Guillaume III eut des régiments entiers de protestants français à son service. Il y a dix mille réfugiés français à Berlin, qui ont fait de cet endroit sauvage une ville opulente et superbe. Ils ont fondé une ville jusqu’au fond du cap de Bonne-Espérance[1].

Louis XIV fut très-malheureux depuis 1704 jusqu’en 1712 ; il

  1. Dans l’édition de 1748 on trouve cette phrase, qui avait été supprimée dans le Mercure de 1750 :

    « Quand l’État fut délivré de leur secte et privé de leurs secours, les jansénistes voulurent prendre leur place, et faire un parti considérable ; il le fut quelque temps : Louis XIV en fut importuné les dernières années de sa vie ; mais l’autorité les a écrasés, et les convulsions les ont rendus ridicules. »

    Cette phrase n’a, jusqu’à ce jour (1830), été reproduite par aucun éditeur. (B.) — Sur le Calvinisme et le Jansénisme, voyez, tome XV, le chapitre xxxvi et le chapitre xxxvii du Siècle de Louis XIV.