Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome23.djvu/265

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
255
MORTS DANS LA GUERRE DE 1741.

arrosés du plus beau sang, et célèbres par des triomphes ! Là s’élevaient contre nous cent boulevards qui ne sont plus. Que sont devenus ces ouvrages de Fribourg, baignés de sang, écroulés sous leurs défenseurs, entourés des cadavres des assiégeants ? On voit encore les remparts de Namur, et ces châteaux qui font dire au voyageur étonné : Comment a-t-on réduit cette forteresse, qui touche aux nues ? On voit Ostende, qui jadis soutenait des siéges de trois années, et qui s’est rendue en cinq jours à nos armes victorieuses. Chaque plaine, chaque ville de ces contrées est un monument de notre gloire ; mais que cette gloire a coûté !

Ô peuples heureux, donnez au moins à des compatriotes qui ont expiré victimes de cette gloire, ou qui survivent encore à une partie d’eux-mêmes, les récompenses que leurs cendres ou leurs blessures vous demandent ! Si vous les refusiez, les arbres, les campagnes de la Flandre, prendraient la parole pour vous dire : C’est ici que ce modeste et intrépide Lutteaux[1], chargé d’années et de services, déjà blessé de deux coups, affaibli et perdant son sang, s’écria : « Il ne s’agit pas de conserver sa vie, il faut en rendre les restes utiles ! » et, ramenant au combat des troupes dispersées, reçut le coup mortel qui le mit enfin au tombeau. C’est là que le colonel des gardes-françaises[2], en allant le premier reconnaître les ennemis, fut frappé le premier dans cette journée meurtrière, et périt en faisant des souhaits pour le monarque et pour l’État. Plus loin est mort le neveu de ce célèbre archevêque de Cambrai, l’héritier des vertus de cet homme unique qui rendit la vertu si aimable[3].

Ô qu’alors les places des pères deviennent à bon droit l’héritage des enfants ! Qui peut sentir la moindre atteinte de l’envie quand, sur les remparts de Tournai, un de ces tonnerres souterrains qui trompent la valeur et la prudence, ayant emporté les membres sanglants et dispersés du colonel de Normandie[4], ce régiment est donné le même jour à son jeune fils[5] ; et ce corps invincible ne crut point avoir changé de conducteur ? Ainsi cette troupe étrangère devenue si nationale, qui porte le nom de Dillon[6], a vu les enfants et les frères succéder rapidement à leurs pères et à leurs

  1. Lieutenant-colonel des gardes, et lieutenant général. (Note de Voltaire.)
  2. Le duc de Gramont.
  3. Le marquis de Fénelon, lieutenant général, ambassadeur eu Hollande. (Note de Voltaire.)
  4. Le marquis de Talleyrand.
  5. Le comte de Périgord.
  6. La brigade irlandaise.