Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome23.djvu/299

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
289
SUR PIERRE LE GRAND.


général Bauer, et celle du prince Menzikoff, sans savoir ni lire ni écrire. Quiconque sait très-bien gouverner une grande maison peut gouverner un royaume : cela peut paraître un paradoxe, mais certainement c’est avec le même esprit d’ordre, de sagesse et de fermeté, qu’on commande à cent personnes et à plusieurs milliers.

Le czarovitz Alexis, fils du czar, qui épousa, dit-on, comme lui, une esclave, et qui, comme lui, quitta secrètement la Russie, n’eut pas un succès pareil dans ses deux entreprises ; et il en coûta la vie au fils pour avoir imité mal à propos le père : ce fut un des plus terribles exemples de sévérité que jamais on ait donnés du haut d’un trône ; mais ce qui est bien honorable pour la mémoire de l’impératrice Catherine, c’est qu’elle n’eut point de part au malheur de ce prince, né d’un autre lit, et qui n’aimait rien de ce que son père aimait ; on n’accusa point Catherine d’avoir agi en marâtre cruelle : le grand crime du malheureux Alexis était d’être trop russe, de désapprouver tout ce que son père faisait de grand et d’immortel pour la gloire de sa nation. Un jour, entendant des Moscovites qui se plaignaient des travaux insupportables qu’il fallait endurer pour bâtir Pétersbourg : « Consolez-vous, dit-il, cette ville ne durera pas longtemps. » Quand il fallait suivre son père dans ces voyages de cinq à six cents lieues que le czar entreprenait souvent, le prince feignait d’être malade ; on le purgeait rudement pour la maladie qu’il n’avait pas : tant de médecines, jointes à beaucoup d’eau-de-vie, altérèrent sa santé et son esprit. Il avait eu d’abord de l’inclination pour s’instruire : il savait la géométrie, l’histoire, avait appris l’allemand ; mais il n’aimait point la guerre, ne voulait point l’apprendre ; et c’est ce que son père lui reprochait le plus. On l’avait marié à la princesse de Volffenbuttel, sœur de l’impératrice, femme de Charles VI, en 1711. Ce mariage fut malheureux. La princesse était souvent abandonnée pour des débauches d’eau-de-vie, et pour Afrosine, fille finlandaise, grande, bien faite, et fort douce. On prétend que la princesse mourut de chagrin, si le chagrin peut donner la mort, et que le czarovitz épousa ensuite secrètement Afrosine en 1713, lorsque l’impératrice Catherine venait de lui donner un frère dont il se serait bien passé.

Les mécontentements entre le père et le fils devinrent de jour en jour plus sérieux, jusque-là que Pierre, dès l’an 1716, menaça le prince de le déshériter ; et le prince lui dit qu’il voulait se faire moine.

Le czar, en 1717, renouvela ses voyages par politique et par