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AMITIÉ.

par son esprit et par sa conduite, et qui mettait l’amitié au rang des premiers devoirs.

« La parfaite amitié nous met dans la nécessité d’être vertueux. Comme elle ne se peut conserver qu’entre personnes estimables, elle vous force à leur ressembler. Vous trouvez dans l’amitié la sûreté du bon conseil, l’émulation du bon exemple, le partage dans vos douleurs, le secours dans vos besoins. »

Il est vrai que ce morceau de prose ne peut faire le même plaisir ni à l’oreille, ni à l’âme, que les vers que j’ai cités. « La sentence, dit Montaigne[1], pressée aux pieds nombreux de la poésie, élance mon âme d’une plus vive secousse. » J’ajouterai encore que les beaux vers, en français, sont presque toujours plus corrects que la prose. La raison en est que la difficulté des vers produit une grande attention dans l’esprit d’un bon poëte, et de cette attention continue se forme la pureté du langage ; au lieu que, dans la prose, la facilité entraîne l’écrivain et fait commettre des fautes.

Il y a, par exemple, une faute de logique dans cette phrase : « Comme l’amitié ne peut se conserver qu’entre personnes estimables, elle vous force à leur ressembler. »

Si vous êtes déjà ami, vous êtes donc une de ces personnes estimables. À leur ressembler n’est donc pas juste. Je crois qu’il fallait dire :

« L’amitié ne se pouvant conserver qu’entre des cœurs estimables, elle vous force à l’être toujours. »

Le partage dans vos douleurs est encore une faute contre la langue ; il fallait dire : On partage vos douleurs, on prévient vos besoins. Ces observations, qu’on doit faire sur tout ce qu’on lit, servent à étendre l’esprit d’un jeune homme et à le rendre juste : car le seul moyen de s’accoutumer à bien juger dans les grandes choses est de ne se permettre aucun faux jugement dans les petites.

Je ne puis m’empêcher de rapporter encore un passage sur l’amitié, que je trouve plus tendre encore que ceux que j’ai cités. Il est à la fin d’une de ces épîtres[2] familières en vers, pour lesquelles M.  de Voltaire me paraît avoir un génie particulier.

Loin de nous à jamais ces mortels endurcis,
Indignes du beau nom, du nom sacré d’amis,

  1. Voyez le texte de Montaigne, cité tome XVII, page 418.
  2. Voyez, tome X, page 265, l’épître (de 1729) aux mânes de Génonville.