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ARMÉE.

À des peuples sans mœurs, et sans culte, et sans rois,
Donnèrent aisément d’insuffisantes lois.
Je viens, après mille ans, changer ces lois grossières ;
J’apporte un jouir plus noble aux nations entières.
J’abolis les faux dieux ; et mon culte épuré
De ma grandeur naissante est le premier degré.
Ne me reproche point de tromper ma patrie :
Je détruis sa faiblesse et son idolâtrie ;
Sous un roi, sous un dieu, je viens la réunir ;
Et, pour la rendre illustre, il la faut asservir.


Voilà bien l’ambition à son comble : celui qui parle ainsi veut être à la fois conquérant, législateur, roi, pontife, et prophète ; et il y parvient. Il faut avouer que les autres desseins des plus grands hommes sont de bien petites vanités auprès de cette ambition. On ne peut la décrire avec plus de force et de justesse. Mathan me paraît parler en subalterne, et Mahomet en maître du monde. J’observerai, en passant, que l’un et l’autre avouent le fond de leur erreur, ce qui n’est guère naturel[1] ; mais ce défaut est bien plus grand dans Mathan que dans Mahomet. On ne dit point de soi qu’on est scélérat ; mais on peut dire qu’on est ambitieux : la grandeur de l’objet ennoblit jusqu’à la fourberie même aux yeux des hommes.

ARMÉE.

Je ne vois guère de description d’armée qui mérite notre attention dans les poëtes tragiques que celle qu’on lit dans le Cid (acte IV, se, iii) :


Cette obscure clarté qui tombe des étoiles
Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles ;
L’onde s’enfle dessous[2], et d’un commun effort
Les Maures et la mer montent jusques[3] au port.
On les laisse passer ; tout leur paraît tranquille :
Point de soldats au port, point aux murs de la ville ;

  1. L’auteur de cet article nous paraît trop sévère. Tout homme qui prêche une religion est, aux yeux de celui qui ne la croit pas, ou un imbécile, ou un fripon. Zopire ne pouvait pas regarder Mahomet comme un sot. En voulant paraître persuadé, Mahomet se serait donc bien plus avili devant Zopire qu’en lui avouant ses projets ambitieux. (K.)
  2. Prosaïque. (Note de Voltaire.)
  3. Dur. (Id.)