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DIALOGUES EN VERS.

ne pas paraître devant lui ; mais point du tout, c’est ici de sa propre fille dont il parle. Quelle raison a-t-il donc pour s’en aller ? Il va travailler, dit-il, au repos de la Grèce ; mais on n’a pas dit encore un seul mot du repos ou du trouble de la Grèce. Enfin cette fille, qui vient là aussi mal à propos que son père est sorti, termine l’acte en racontant à sa confidente qu’elle est amoureuse. Elle le dit en vers inintelligibles, et finit par dire[1] :


Allons trouver le roi ;
Faisons tout pour l’amour, s’il ne fait rien pour moi.


Quelle raison, je vous prie, de faire tout pour l’amour, si l’amour ne fait rien pour elle ? Quel jeu de mots indigne d’une soubrette de comédie ! Si je voulais examiner ici toute la pièce, on ne verrait pas une page qui ne fût pleine de pareils défauts. Ce n’est point ainsi que dialogue Sophocle ; et il n’a point surtout défiguré ce sujet tragique par des amours postiches, par une Iphianasse et un Itys, personnages ridicules. Il faut que le sujet soit bien beau pour avoir réussi au théâtre, malgré tous les défauts de l’auteur ; mais aussi il faut convenir qu’il a su très-bien conserver cette sombre horreur qui doit régner dans la pièce d’Électre, et qu’il y a des situations touchantes, des reconnaissances qui attendrissent plus que les plus belles scènes de Racine, lesquelles sont souvent un peu froides, malgré leur élégance[2].

M.  de Voltaire dialogue infiniment mieux que M.  de Crébillon, de l’aveu de tout le monde ; et son style est si supérieur que, dans quelques-unes de ses pièces comme dans Brutus et dans Jules César, je ne crains point de le mettre à côté du grand Corneille, et je n’avance rien là que je ne prouve. Voyons les mêmes sujets traités par eux. Je ne parle pas d’Œdipe, car il est sans difficulté que l’Œdipe de Corneille n’approche pas de l’autre. Mais choisissons dans Cinna et dans Brutus des morceaux qui aient le même fond de pensées.

Cinna parlant à Auguste (acte II, sc. I) :


J’ose dire, seigneur, que par tous les climats
Ne sont pas bien reçus toutes sortes d’états ;
Chaque peuple a le sien conforme à sa nature,
Qu’on ne saurait changer sans lui faire une injure.


  1. Acte Ier, scène X.
  2. Comparez cette critique d’Électre à celle que l’on trouve dans la Dissertation à la suite d’Oreste, tome IV du Théâtre.