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DES
EMBELLISSEMENTS
de la ville
DE CACHEMIRE[1]


Les habitants de Cachemire[2] sont doux, légers, occupés de bagatelles, comme d’autres peuples le sont d’affaires sérieuses, et vivent comme des enfants qui ne savent jamais la raison de ce qu’on leur ordonne, qui murmurent de tout, se consolent de tout, se moquent de tout, et oublient tout.

Ils n’avaient naturellement aucun goût pour les arts. Le royaume de Cachemire a subsisté plus de treize cents ans sans avoir eu ni de vrais philosophes, ni de vrais poètes, ni d’architectes passables, ni de peintres, ni de sculpteurs. Ils manquèrent longtemps de manufactures et de commerce, au point que, pendant plus de mille ans, quand un marquis cachemirien voulait avoir du linge et un beau pourpoint, il était obligé d’avoir recours à un juif ou à un banian[3]. Enfin, vers le commencement du dernier siècle, il s’éleva dans Cachemire quelques hommes qui semblaient n’être pas de la nation, et qui, nourris de la science des Persans et des Indiens, portèrent la raison et le génie aussi loin qu’ils peuvent aller. Il se trouva un sultan[4] qui encouragea

  1. La plus ancienne édition que je connaisse de ce dialogue est de 1756, et forme le chapitre iii du volume intitulé Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie. Le titre que j’ai mis est celui que ce morceau avait en 1756 ; mais il doit avoir été composé quelques années plus tôt. Les éditeurs de Kehl l’ont mis en tête de leur volume de Dialogues, mais sans lui donner de date. Je le crois de 1750. (B.)
  2. C’est-à-dire les Parisiens.
  3. Commerçants en gros des Indes. Ce mot désigne ici les Hollandais ou les Anglais.
  4. Louis XIV.