Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome23.djvu/493

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TIMON[1]

« Dieu merci ! j’ai brûlé tous mes livres, me dit hier Timon.

— Quoi ! tous sans exception ? passe encore pour le Journal de Trévoux, les romans du temps et les pièces nouvelles ; mais que vous ont fait Cicéron et Virgile, Racine, La Fontaine, l’Arioste, Addison et Pope ?

— J’ai tout brûlé, répliqua-t-il ; ce sont des corrupteurs du genre humain. Les maîtres de géométrie et d’arithmétique même sont des monstres. Les sciences sont le plus horrible fléau de la terre. Sans elles nous aurions toujours eu l’âge d’or. Je renonce aux gens de lettres pour jamais, à tous les pays où les arts sont connus. Il est affreux de vivre dans des villes où l’on porte la mesure du temps en or dans sa poche, où l’on a fait venir de la Chine de petites chenilles pour se couvrir de leur duvet, où l’on entend cent instruments qui s’accordent, qui enchantent les oreilles, et qui bercent l’âme dans un doux repos. Tout cela est horrible, et il est clair qu’il n’y a que les Iroquois qui soient gens de bien ; encore faut-il qu’ils soient loin de Québec, où je soupçonne que les damnables sciences de l’Europe se sont introduites. »

Quand Timon eut bien évaporé sa bile, je le priai de me dire sans humeur ce qui lui avait inspiré tant d’aversion pour les belles-lettres. Il m’avoua ingénument que son chagrin était venu originairement d’une espèce de gens qui se font valets de libraires, et qui de ce bel état où les réduit l’impuissance de prendre une profession honnête insultent tous les mois les hommes les plus estimables de l’Europe pour gagner leurs gages. « Vous avez raison, lui dis-je ; mais voudriez-vous qu’on tuât tous les chevaux d’une ville parce qu’il y a quelques rosses qui ruent et qui servent mal ? »

Je vis que cet homme avait commencé par haïr l’abus des arts, et qu’il était parvenu enfin à haïr les arts mêmes. « Vous convien-

  1. Ce morceau, qui évidemment est une réponse au discours de J.-J. Rousseau, couronné le 9 juillet 1750 par l’académie de Dijon, sur cette question : Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer les mœurs ? doit être du même temps. Cependant la plus ancienne impression que je connaisse est de 1756, dans le volume intitulé Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie. Dans toutes les éditions publiées du vivant de l’auteur, cet écrit avait pour titre : Sur le paradoxe que les sciences ont nui aux mœurs. (B.)