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ET UN AVOCAT.

le plaideur.

Eh bien ! qu’arriverait-il alors ?

l’avocat.

Vous gagneriez votre procès haut la main : car Guignes-la-Putain se trouve située dans une commune qui vous est tout à fait favorable ; mais à deux lieues de là c’est tout autre chose.

le plaideur.

Mais Guignes et Melun ne sont-ils pas en France ? et n’est-ce pas une chose absurde et affreuse que ce qui est vrai dans un village se trouve faux dans un autre ? Par quelle étrange barbarie se peut-il que des compatriotes ne vivent pas sous la même loi ?

l’avocat.

C’est qu’autrefois les habitants de Guignes et ceux de Melun n’étaient pas compatriotes. Ces deux belles villes faisaient, dans le bon temps, deux empires séparés ; et l’auguste souverain de Guignes, quoique serviteur du roi de France, donnait des lois à ses sujets : ces lois dépendaient de la volonté de son maître d’hôtel, qui ne savait pas lire, et leur tradition respectable s’est transmise aux Guignois de père en fils ; de sorte que, la race des barons de Guignes étant éteinte pour le malheur du genre humain, la manière de penser de leurs premiers valets subsiste encore et tient lieu de loi fondamentale. Il en est ainsi de poste en poste dans le royaume : vous changez de jurisprudence en changeant de chevaux. Jugez où en est un pauvre avocat quand il doit plaider, par exemple, pour un Poitevin contre un Auvergnat !

le plaideur.

Mais les Poitevins, les Auvergnats, et messieurs de Guignes, ne s’habillent-ils pas de la même façon ? Est-il plus difficile d’avoir les mêmes lois que les mêmes habits ? Et puisque les tailleurs et les cordonniers s’accordent d’un bout du royaume à l’autre, pourquoi les juges n’en font-ils pas autant ?

l’avocat.

Ce que vous demandez est aussi impossible que de n’avoir qu’un poids et qu’une mesure. Comment voulez-vous que la loi soit partout la même, quand la pinte ne l’est pas ? Pour moi, après avoir profondément rêvé, j’ai trouvé que, comme la mesure de Paris n’est point la mesure de Saint-Denis, il faut nécessairement que les têtes ne soient pas faites à Paris comme à Saint-Denis, La nature se varie à l’infini ; et il ne faut pas essayer de rendre uniforme ce qu’elle a rendu si différent.