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SUR NINON

De monsieur Rémond voici le portrait :
Il a tout à fait l’air d’un hareng sauret.


Quand on dit à Mlle de Lenclos que Rémond se vantait partout d’avoir été formé par elle, elle répondit qu’elle faisait comme Dieu, qui s’était repenti d’avoir fait l’homme.

Je suis hareng sauret comme M. Rémond ; mais, n’ayant pas été formé par Mlle de Lenclos, ce n’est pas elle qui s’est repentie de m’avoir fait.

L’abbé de Châteauneuf me mena chez elle dans ma plus tendre jeunesse. J’étais âgé d’environ treize ans[1]. J’avais fait quelques vers qui ne valaient rien, mais qui paraissaient fort bons pour mon âge. Mlle de Lenclos avait autrefois connu ma mère, qui était fort amie de l’abbé de Châteauneuf. Enfin on trouva plaisant de me mener chez elle. L’abbé était le maître de la maison : c’était lui qui avait fini l’histoire amoureuse de cette personne singulière ; c’était un de ces hommes qui n’ont pas besoin de l’attrait de la jeunesse pour avoir des désirs ; et les charmes de la société de Mlle de Lenclos avaient fait sur lui l’effet de la beauté. Elle le fit languir deux ou trois jours ; et enfin l’abbé lui ayant demandé pourquoi elle lui avait tenu rigueur si longtemps, elle lui répondit qu’elle avait voulu attendre le jour de sa naissance pour ce beau gala ; et ce jour-là elle avait juste soixante et dix ans[2]. Elle ne poussa guère plus loin cette plaisanterie, et l’abbé de Châteauneuf resta son ami intime. Pour moi, je lui fus présenté un peu plus tard ; elle avait quatre-vingt-cinq ans. Il lui plut de me mettre sur son testament ; elle me légua deux mille francs pour acheter des livres. Sa mort suivit de près ma visite et son testament[3].

L’abbé Testu[4], qu’on appelait Testu tais toi (pour le distinguer d’un autre, devenu un dévot à la mode), homme connu par beaucoup de bouquets à Iris, d’impromptus, de jouissances, et de psaumes paraphrasés, après avoir voulu être longtemps un agréable débauché, eut l’ambition de convertir Mlle de Lenclos à sa mort. « Il croit, dit-elle, que cela lui fera honneur, et que

  1. Onze ans au plus. Il était né le 21 novembre 1694, et Ninon mourut le 17 octobre 1705.
  2. Dans la lettre du 15 avril 1752, Voltaire dit, comme ici, soixante et dix ans : mais dans le chapitre viii de la Défense de mon oncle, et dans les Questions sur l’Encyclopédie (voyez tome XVIII, page 354), il dit soixante ans.
  3. Elle mourut à quatre-vingt-cinq ans moins un mois.
  4. Jacques Testu est mort le 26 juin 1706, huit mois après Ninon.