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EXTRAIT

des sentiments. Il n’en est pas des affections de notre âme comme d’un compte d’arithmétique. L’auteur se trompe bien étrangement quand il dit : « Si la somme des biens et des maux sont égales, on ne peut appeler celui auquel est tombé un tel partage, heureux ni malheureux. Le néant vaut son être[1]. » Cette proposition est vraie en algèbre, et il est certain que le bien d’un homme qui doit autant qu’il a est égal à zéro ; mais il n’en est pas de même d’un homme qui a senti également le plaisir et la peine. Son âme n’en existe pas moins, au lieu que la fortune de l’autre n’existe pas. Ce n’est point à de pareils calculs que le cœur humain est soumis. Ce n’est pas assez de mettre dans la balance des portions égales de plaisirs et de peines (s’il en est) ; il faut y joindre l’attachement naturel à la vie, et surtout l’espérance. Il faut songer qu’un plaisir présent l’emporte sur toutes les peines passées. Il faut songer que le bonheur et le malheur n’est point une somme de sentiments qu’on a éprouvés, mais le sentiment que l’on éprouve dans le moment présent.

La vraie philosophie consiste à regarder l’homme comme une machine animée, que Dieu conduit à son but par l’attrait du plaisir, et par la crainte de la douleur. C’est être déclamateur, et non philosophe, que de regarder l’homme en général comme plus sujet à la douleur qu’au plaisir. Si on voulait être juste, on conviendrait que les sensations agréables font une partie de notre nature ; qu’elles sont attachées à l’usage continuel de nos sens, et que la douleur n’est jamais qu’un accident. Il est vrai que ces accidents sont très-communs, et c’est surtout notre faute. Par exemple, la nature a attaché un plaisir très-réel à prendre la nourriture nécessaire pour le soutien de notre vie ; et c’est presque toujours notre faute, quand ce plaisir nous cause des maladies. L’usage de nos yeux est un plaisir continuel ; en un mot, toutes les fonctions de nos sens sont autant de bienfaits du Créateur, Il n’entre naturellement aucune sensation de douleur dans l’exercice de nos facultés. Nous sommes donc universellement heureux par notre nature, et uniquement malheureux par accident.

Quelque grands, quelque innombrables que soient ces accidents, la nature leur fournit un contre-poids, qui est l’espérance : voilà pourquoi, sur cent mille personnes, il n’y en a pas deux qui désirent sérieusement sortir de la vie.

Il semble que l’auteur cherche à confondre les idées les plus

  1. Voyez Œuvres de Maupertuis, page 379.