Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome24.djvu/178

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de la musique ; ils ne peuvent avoir une mélodie à eux, sur une poésie maniérée qui ne connut jamais la nature ».

Mon doux ami, grand philosophe, qui connaît la nature, et qui d’ailleurs est assez ivrogne, s’avisa, étant ivre, de dire beaucoup d’ordures à sa respectable maîtresse : celle-ci écouta patiemment cette mélodie française qui n’était point maniérée ; mais le lendemain elle lui en fit de doux reproches, en lui avouant qu’elle avait entendu souvent de « ces expressions-là, en passant son chemin, mais que l’amour est le plus chaste de tous les liens : que pour une femme qui aime, il n’y a point d’homme que son amant, et qu’un amant est un être bien plus sublime qu’un homme » ; sur quoi l’auteur met en marge cette belle réflexion morale : « Ô Amour, si je regrette l’âge où l’on te goûte, ce n’est pas pour l’heure de la jouissance. »

Notre amant ayant ensuite rencontré un pair d’Angleterre en Suisse causa avec lui jusqu’à l’heure du dîner, et fit apporter un poulet. La maîtresse ne manqua pas de parler aussi à ce pair ; elle lui dit que « dans un moment où l’épreuve se prépare au dehors, le sage se portant partout avec lui, porte aussi partout son bonheur ». Cette légère ironie de la douce amie ne pouvait, dit-il, fâcher le pair : car, quoiqu’elle ne fît pas grand cas de la philosophie parlière (elle veut dire apparemment une philosophie qui n’est qu’en paroles), un honnête homme a toujours quelque honte de changer de maxime du soir au matin.

Vous saurez, monsieur, que le pair d’Angleterre avait un ami qui n’était pas de son vol ; car il n’avait pas le penser mâle des âmes fortes. La douce amie, qui avait le penser plus mâle, fit présent de quelques écus à son amant le philosophe, qui avait aussi le penser fort mâle, mais qui était un pauvre homme du pays. Elle dit que « son doux ami n’en a ni paru humilié, ni prétendu en faire une affaire ».

Le doux ami se trouva bientôt à son aise ; il reçut une bonne pension du pair d’Angleterre, à qui il avait donné un poulet : « Il s’en va, dit-il, faire figure à Paris » ; ce noble philosophe va même dans un mauvais lieu, et il écrit à sa maîtresse. « Pour ici où nulle affaire ne m’attache, je continuerai à vivre à ma manière. » Comme il est extrêmement amoureux de sa Julie, il lui écrit de longues lettres, dans lesquelles il ne lui parle que de la bonne compagnie de Paris. « Il faut, dit-il, changer de principe comme d’assemblée, modifier son esprit à chaque pas, et mesurer ses maximes à la toise ; quitter en entrant son âme, et en prendre une autre aux couleurs de la maison, comme un laquais. »