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EXAMEN DU TESTAMENT POLITIQUE

Légataire universel. On voit bien que ce n’est pas Géronte qui a fait ce testament-là ; on y reconnaît bien vite Crispin.

Ce n’est pas un Crispin à la vérité qui a composé le testament du cardinal Albéroni : c’est un homme passablement instruit ; mais il faut qu’il se détrompe de la vanité de faire accroire que ce testament soit effectivement l’ouvrage du cardinal. Il a beau, dans sa préface, vouloir éluder la loi que j’ai fait valoir[1], que ce seul mot, Testament d’un ministre, impose le devoir indispensable de déposer dans des archives publiques l’original de l’ouvrage, ou d’en constater l’authenticité par des voies équivalentes ; cette loi ne peut être violée sans que le public soit en droit de crier à la supposition. Il est absolument nécessaire de montrer au public qu’on ne le trompe pas, quand il s’agit d’ouvrages de cette importance. Lorsque je fis imprimer à la Haye l’Anti-Machiavel, j’en déposai l’original à l’Hôtel de Ville, et il y est encore. Aussi l’auteur ne prétend pas que le Testament du cardinal Albéroni soit l’ouvrage de ce ministre ; il dit seulement que ce sont ses intentions ; que c’est un recueil de quelques pensées du cardinal, auxquelles l’éditeur a joint les siennes ; et par là c’est un ouvrage qui peut devenir doublement précieux. Qu’on l’appelle Testament ou non, il n’importe : les titres des livres sont comme ceux des hommes aux yeux du philosophe ; il ne juge de rien par les titres.

Que ce soit le cardinal Albéroni, ou son truchement, qui propose au roi d’Espagne d’encourager l’agriculture, il est clair que c’est un très-bon avis, et qu’il faut le suivre, soit qu’il vienne d’un ministre ou d’un fermier. L’auteur propose de cultiver les terres espagnoles par des nègres. Pourquoi non ? ces terres, qui manquent de laboureurs, accusent encore le malheureux roi qui les priva des mains des Maures, sous lesquelles elles étaient fertiles. Les déserts de la Prusse cultivés par des étrangers sont un reproche aux terres de la Castille.

Peu d’hommes connaissent mieux l’Espagne que l’auteur ; on croirait presque que c’est le ministre de Philippe V, ou celui qui a été le compagnon de sa retraite et son malheureux ami, si l’on peut être l’ami d’un roi. Il compte toutes les causes de la dépopulation de l’Espagne ; mais il me semble qu’il a tort de ne pas mettre parmi ces causes l’expulsion des juifs et des Maures, et les transplantations en Amérique. L’émigration des protestants est insensible en France. Oui, parce que la France possède environ vingt-deux millions d’habitants industrieux ; mais il n’y a guère

  1. Voyez l’opuscule Des Mensonges imprimés, tome XXIII, pages 429 et 444.