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DE L'EUROPE. 219

très-fin, quand il trouvait ainsi la raison de la langueur de la plupart de nos pièces.

Il nous a presque toujours manqué un degré de chaleur ; nous avions tout le reste. L'origine de cette langueur, de cette faiblesse monotone, venait ^ probablement de la construction de nos théâtres, de la mesquinerie du spectacle, et des acteurs qui achetaient les pièces des auteurs. Tout fut bas et servile : des comédiens avaient un privilège; ils achetaient un jeu de paume, un tripot; ils formaient une troupe comme des marchands for- ment une société. Ce n'était pas là le théâtre de Périclès. Que pouvait-on faire sur une vingtaine de planches chargées de spec- tateurs ? Quelle pompe, quel appareil pouvait parler aux yeux? quelle grande action théâtrale pouvait être exécutée? quelle liberté pouvait avoir l'imagination du poète? Les pièces devaient être composées de longs récits : c'étaient de belles conversations plutôt qu'une action. Chaque comédien voulaitbriher par un long monologue; ils rebutaient une pièce qui n'en avait point; il fallut que Corneille, dans Cin7ia, débutât par l'inutile monologue d'Emi- lie, qu'on retranche aujourd'hui.

Cette forme, qui excluait toute action théâtrale, excluait aussi ces grandes expressions des passions, ces tableaux frappants des infortunes humaines, ces traits terribles et perçants qui arra- chent le cœur ; on le touchait, et il fallait le déchirer. La décla- mation, qui fut, jusqu'à M" Lecouvreur, un récitatif mesuré, un chant presque noté, mettait encore un obstacle à ces emporte- ments delà nature qui se peignent par un mot, par une attitude, par un silence, par un cri qui échappe à la douleur.

Nous ne commençâmes à connaître ces traits que par M"- Du-

��i . Dans l'édition de 1764, on lit : « venait en partie de ce petit esprit de galan- terie si cher alors aux courtisans et aux femmes, qui a transformé le théâtre en conversations de Clélie. Les autres tragédies étaient quelquefois de longs raison- nements politiques, qui ont gâté Sertorius, qui ont rendu Othon si froid, et Suréna et Attila si mauvais. Mais une autre raison empêchait encore qu'on ne _^déployàt un grand pathétique sur la scène, et que l'action ne fût vraiment tragique : c'était la construction du théâtre et la mesquinerie du spectacle. Nos théâtres étaient, en comparaison de ceux des Grecs et des Romains, ce que sont nos halles, notre place de Grève, nos petites fontaines de village, où des porteurs d'eau viennent remplir leurs seaux, en comparaison des aqueducs et des fon- taines d'Agrippa, du Forum Trajani, du Colisée et du Capitole.

« N'os salles de spectacle méritaient bien, sans doute, d'être excommuniées, quand des bateleurs louaient un jeu de paume pour représenter Cinna sur des tréteaux, et que ces ignorants, vêtus comme des charlatans, jouaient César et Auguste en perruque carrée et en chapeau bordé.

« Tout fut bas, etc. » (B.)

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