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370 PIÈCES ORIGINALES

commerce, c'est là que j'appris le désastre inconcevable de ma famille entière. Je sus d'abord que tous ma mère, mon père, mon frère Pierre Calas, M. Lavaisse, jeune homme connu pour sa probité et pour la douceur de ses mœurs, vous étiez tous aux fers à Toulouse; que mon frère aîné, Marc-Antoine Calas, était mort d'une mort affreuse, et que la haine, qui naît si souvent de la diversité des religions, vous accusait tous de ce meurtre. Je tombai malade dans l'excès de ma douleur, et j'aurais voulu être mort.

On m'apprit bientôt qu'une partie de la populace de Toulouse avait crié à notre porte en voyant mon frère expiré : « C'est son père, c'est sa famille protestante qui l'a assassiné; il voulait se faire catholiques il devait abjurer le lendemain; son père l'a étranglé de ses mains, croyant faire une œuvre agréable à Dieu; il a été assisté dans ce sacrifice par son fils Pierre, par sa femme, par le jeune Lavaisse. »

On ajoutait que Lavaisse, âgé de vingt ans, arrivé de Bordeaux le jour même, avait été choisi, dans une assemblée de protestants, pour être le bourreau de la secte, et pour étrangler quiconque changerait de religion. On criait dans Toulouse que c'était la jurisprudence ordinaire des réformés.

L'extravagance absurde de ces calomnies me rassurait: plus elles manifestaient de démence, plus j'espérais de la sagesse de vos juges.

Je tremblai, il est vrai, quand toutes les nouvelles m'apprirent qu'on avait commencé par faireensevelir mon frère Marc-Antoine dans une église catholique, sur cette seule supposition imaginaire qu'il devait changer de religion. On nous apprit que la confrérie des pénitents blancs lui avait fait un service solennel comme à un martyr, qu'on lui avait dressé un mausolée, et qu'on avait placé sur ce mausolée sa figure, tenant dans les mains une palme.

Je ne pressentis que trop les effets de cette précipitation et de ce fatal enthousiasme. Je connus que, puisqu'on regardait mon frère Marc-Antoine comme un martyr, on ne voyait dans mon père, dans vous, dans mon frère Pierre, dans le jeune Lavaisse, que des bourreaux. Je restai dans une horreur stupide un mois

1. On a dit qu'on l'avait vu dans une église. Est-ce une preuve qu'il devait abjurer? Ne voit-on pas tous les jours des catholiques venir entendre les prédi- cateurs célèbres en Suisse, dans Amsterdam, à Genève, etc.? Enfin il est prouvé que iMarc-Antoine Calas n'avait pris aucunes mesures pour changer de religion; ainsi nul motif de la colère prétendue de ses parents. (A'ofe de Voltaire.)

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