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374 PIÈCES ORIGINALES

honneur indignement flétri, si pourtant l'honneur dépend de l'injustice des hommes.

Ce ne sont pas les juges que j'accuse : ils n'ont pas voulu sans doute assassiner juridiquement l'innocence; j'impute tout aux calomnies, aux indices faux, mal exposés, aux rapports de l'igno- rance S aux méprises extravagantes de quelques déposants, aux cris d'une multitude insensée, et à ce zèle furieux qui veut que ceux qui ne pensent pas comme nous soient capables des plus grands crimes.

Il vous sera aisé sans doute de dissiper les illusions^ qui ont surpris des juges, d'ailleurs intègres et éclairés : car enfin, puis- que mon père a été le seul condamné, il faut que mon père ait commis seul le parricide. Mais comment se peut-il faire qu'un vieillard de soixante et huit ans, que j'ai vu pendant deux ans attaqué d'un rhumatisme sur les jambes, ait seul pendu un jeune homme de vingt-huit ans, dont la force prodigieuse et l'adresse singulière étaient connues?

Si le mot de ridicule pouvait trouver place au milieu de tant d'horreurs, le ridicule excessif de cette supposition suffirait seul, sans autre examen, pour nous obtenir la réparation qui nous est due. Quels misérables indices, quels discours vagues, quels rap- ports populaires pourront tenir contre l'impossibilité physique démontrée?

Voilà où je m'en tiens. Il est impossible que mon père, que même deux personnes aient pu étrangler mon frère; il est im- possible, encore une fois, que mon père soit seul coupable, quand tous les accusés ne l'ont pas quitté d'un moment. Il faut donc absolument, ou que les juges aient condamné un innocent, ou qu'ils aient prévariqué, en ne purgeant pas la terre de quatre monstres coupables du plus horrible crime.

Plus je vous aime et vous respecte, ma mère, moins j'épargne

1. Quand le père et la mère en larmes étaient, vers les dl\ heures du soir, auprès de leur fils Marc-Antoine, déjà mort et froid, ils s'écriaient, ils poussaient des cris pitoyables, ils éclataient en sanglots; ce sont ces sanglots, ces cris pater- nels, qu'on a imaginés être les cris mômes de Marc-Antoine Calas, mort deux heures auparavant : et c'est sur cette méprise qu'on a cru qu'un père et une mère, qui pleuraient loni' fils mort, assassinaient ce fils; et c'est sur cela qu'on a jugé! {Noie de Voltaire.)

2. Un témoin a prétendu qu'on avait entendu Calas père menacer son fils quelques semaines auparavant. Quel rapport des menaces paternelles peuvent- elles avoir avec un parricide? Marc-Antoine Calas passait sa vie à la paume, au billard, dans les salles d'armes; le père le menaçait s'il ne changeait pas. Cette juste correction de l'amour paternel, et peut-être quelque vivacité, prouveront- elles le crime le plus atroce et le plus dénaturé? (/d.)

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