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SUR LES MŒURS.

Enfin quand elle voyait que Daniel, après tous les autres chroniqueurs, donnait pour raison de la défaite de Crécy que les cordes de nos arbalètes avaient été mouillées par la pluie pendant la bataille, sans songer que les arbalètes anglaises devaient être mouillées aussi ; quand elle lisait que le roi Édouard III accordait la paix parce qu’un orage l’avait épouvanté, et que la pluie décidait ainsi de la paix et de la guerre, elle jetait le livre.

Elle demandait si tout ce qu’on disait du prophète Mahomet et du conquérant Mahomet II était vrai ; et lorsqu’on lui apprenait que nous imputions à Mahomet II d’avoir éventré quatorze de ses pages (comme si Mahomet II avait eu des pages), pour savoir qui d’eux avait mangé un de ses melons, elle concevait le plus profond et le plus juste mépris pour nos histoires.

On lui fit lire un précis des observances religieuses des musulmans ; elle fut étonnée de l’austérité de cette religion, de ce carême presque intolérable, de cette circoncision quelquefois mortelle, de cette obligation rigoureuse de prier cinq fois par jour, du commandement absolu de l’aumône, de l’abstinence du vin et du jeu ; et en même temps elle fut indignée de la lâcheté imbécile avec laquelle les Grecs vaincus, et nos historiens leurs imitateurs, ont accusé Mahomet d’avoir établi une religion toute sensuelle, par la seule raison qu’il a réduit à quatre femmes le nombre indéterminé permis dans toute l’Asie, et surtout dans la loi judaïque.

Le peu qu’elle avait parcouru de l’histoire d’Espagne et d’Italie lui paraissait encore plus dégoûtant. Elle cherchait une histoire qui parlât à la raison ; elle voulait la peinture des mœurs, les origines de tant de coutumes, de lois, de préjugés, qui se combattent ; comment tant de peuples ont passé tour à tour de la politesse à la barbarie, quels arts se sont perdus, quels se sont conservés, quels autres sont nés dans les secousses de tant de révolutions. Ces objets étaient dignes de son esprit.

Elle lut enfin le Discours de l’illustre Bossuet sur l’Histoire universelle : son esprit fut frappé de l’éloquence avec laquelle cet écrivain célèbre peint les Égyptiens, les Grecs, et les Romains ; elle voulut savoir s’il y avait autant de vérité que de génie dans cette peinture : elle fut bien surprise quand elle vit que les Égyptiens, tant vantés pour leurs lois, leurs connaissances et leurs pyramides, n’avaient presque jamais été qu’un peuple esclave, superstitieux, et ignorant, dont tout le mérite avait consisté à élever des rangs inutiles de pierres les unes sur les autres par l’ordre de leurs tyrans ; qu’en bâtissant leurs palais superbes ils