Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome25.djvu/115

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
105
DE LA TOLÉRANCE UNIVERSELLE.

« a neuf cents millions de petites fourmis comme nous sur la terre, mais il n’y a que ma fourmilière qui soit chère à Dieu ; toutes les autres lui sont en horreur de toute éternité ; elle sera seule heureuse, et toutes les autres seront éternellement infortunées. »

Ils m’arrêteraient alors, et me demanderaient quel est le fou qui a dit cette sottise. Je serais obligé de leur répondre : « C’est vous-mêmes. » Je tâcherais ensuite de les adoucir ; mais cela serait bien difficile.

Je parlerais maintenant aux chrétiens, et j’oserais dire, par exemple, à un dominicain inquisiteur pour la foi : « Mon frère, vous savez que chaque province d’Italie a son jargon, et qu’on ne parle point à Venise et à Bergame comme à Florence. L’Académie de la Crusca a fixé la langue ; son dictionnaire est une règle dont on ne doit pas s’écarter, et la Grammaire de Buonmattei est un guide infaillible qu’il faut suivre ; mais croyez-vous que le consul de l’Académie, et en son absence Buonmattei, auraient pu en conscience faire couper la langue à tous les Vénitiens et à tous les Bergamasques qui auraient persisté dans leur patois ? »

L’inquisiteur me répond : « Il y a bien de la différence ; il s’agit ici du salut de votre âme : c’est pour votre bien que le directoire de l’Inquisition ordonne qu’on vous saisisse sur la déposition d’une seule personne, fût-elle infâme et reprise de justice ; que vous n’ayez point d’avocat pour vous défendre ; que le nom de votre accusateur ne vous soit pas seulement connu ; que l’inquisiteur vous promette grâce, et ensuite vous condamne ; qu’il vous applique à cinq tortures différentes, et qu’ensuite vous soyez ou fouetté, ou mis aux galères, ou brûlé en cérémonie[1]. Le P. Ivonet, le docteur Cuchalon, Zanchinus, Campegius, Roias, Felynus, Gomarus, Diabarus, Gemelinus[2], y sont formels, et cette pieuse pratique ne peut souffrir de contradiction. »

  1. Voyez l’excellent livre intitulé le Manuel de l’Inquisition. (Note de Voltaire.) — Le livre que Voltaire recommande ici, avec raison, est le Manuel des inquisiteurs à l’usage des Inquisitions d’Espagne et de Portugal, ou Abrégé de l’ouvrage intitulé Directorium inquisitorum, composé, vers 1358, par Nicolas Eymerie, etc., 1762, in-12 ; l’auteur du Manuel est l’abbé Morellet. (B.)
  2. C’est d’après l’ouvrage de l’abbé Morellet, cité en la note précédente, que j’ai rétabli les noms de Cuchalon, Roias, et Felynus (au lieu de Chucalon, Rayas, et Telinus, qu’on lit dans les autres éditions). Les noms de Gomarus, Diabarus, et Gemelinus, me semblent aussi altérés ; je les ai vainement cherchés, non-seulement dans l’ouvrage de Morellet, mais encore dans plusieurs bibliographes nationaux ou professionnaux ; au lieu de Gomarus, Gemelinus, peut-être faut-il lire Gomez et Geminianus, mais je ne puis expliquer Diabarus. (B.) — Il n’est pas à penser que le Gomarus mentionné ici soit le Hollandais Gomar, dont il est question tome XIII, page 118 ; et ci-dessus, page 32.