Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome25.djvu/235

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

A UN ACADEMICIEN. 225

être d'aucun pays. Les beaux morceaux de Corneille m'ont paru au- dessus de tout ce qui s'est jamais fait dans ce genre chez aucun peuple de la terre : je ne pense point ainsi parce que je suis né en France, mais parce que je suis juste. Aucun de mes compatriotes n'a jamais rendu plus de justice que moi aux étrangers. Je peux me tromper, mais c'est assurément sans vouloir me tromper.

Le même esprit d'impartialité me fait convenir des extrêmes défauts de Corneille, comme de ses grandes beautés. Vous avez raison de dire que ses dernières tragédies sont très-mauvaises, et qu'il y a de grandes fautes dans ses meilleures. C'est précisé- ment ce qui me prouve combien il est sublime, puisque tant de défauts n'ont diminué ni son mérite ni sa gloire. Je crois de plus qu'il y a des sujets qui ont par eux-mêmes des défauts abso- lument insurmontables : par exemple, il me semble qu'il était impossible de faire cinq actes de la tragédie des Horaces sans des longueurs et des additions inutiles. Je dis la même chose de Pompée, et il me paraît évident que l'on ne pouvait faire le beau cinquième acte de Rodogune sans gâter le caractère de la prin- cesse qui donne le nom à la pièce.

Joignez à tous ces obstacles, qui naissent presque toujours du sujet même, la prodigieuse difficulté d'être précis et éloquent en vers dans notre langue. Songez combien nous avons peu de rimes dans le style noble. Sentez quelles peines extrêmes on éprouve à éviter la monotonie dans nos vers, qui marchent toujours deux à deux, qui souffrent très-peu d'inversions, et qui ne permettent aucun enjambement.

Considérez encore la gêne des bienséances, celle de lier les scènes de façon que le théâtre ne reste jamais vide, celle de ne faire ni entrer ni sortir aucun acteur sans raison. Voyez combien nous sommes asservis à des lois que les autres nations n'ont pas connues : vous verrez alors quel est le mérite de Corneille d'avoir eu du moins des beautés qu'aucune nation n'a, je crois, égalées. Mais aussi vous voyez qu'il n'est guère possible d'atteindre à la perfection. Les difficultés de l'art et les limites de l'esprit se montrent partout. Si quelque pièce entière approche de cette perfection, à laquelle il est à peine permis à l'homme de pré- tendre, c'est peut-être, comme je l'ai dits la tragédie iVAthalie, c'est celle dUphigénie. J'ai toujours pensé que ce sont là les deux

��1. Dans VÈpttre à la duchesse du Maine, en tète d'Oreste, tome IV du Théâtre, page 84; voyez aussi, tome XVII, pages 400, 415; et, dans la Correspondance, la lettre à d'Olivet, du 20 auguste 1761, lettre qui fut imprimée dans le temps.

25. — Mélanges. IV. 15

�� �