Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome25.djvu/392

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zèle échauffait les discours de ce bon seigneur. Il m’attendrit, mais il ne m’ébranla point : je lui dis que nos passions, dont nous avons reçu le germe des mains de la nature, et que nous pouvons régler, ont fait autant de mal qu’il en reprochait au christianisme. « Ah ! dit-il, les yeux mouillés de larmes ; nos passions ne sont point divines ; mais vous prétendez que le christianisme est divin. Était-ce à lui d’être plus insensé et plus barbare que nos passions les plus funestes ? »

Je fus ému de ces paroles. « Hélas ! dis-je, nous avons tout fait servir à notre perte, jusqu’à la religion même ! Mais ce n’est pas la faute de sa morale, qui n’inspire que la douceur et la patience, qui n’enseigne qu’à souffrir, et non à persécuter.

— Non, reprit-il, ce n’est pas la faute de sa morale, c’est celle du dogme : c’est ce dogme qui « divise en effet la femme et l’époux, le fils et le père, qui apporte le glaive et non la paix[1] » ; voilà la source malheureuse de tant de maux. Socrate, Épictète, l’empereur Antonin, ont enseigné une morale pure, contre laquelle nul mortel ne s’est jamais élevé ; mais si, non contents de dire aux hommes : « Soyez justes et résignés à la Providence, » ils avaient ajouté : « Croyez qu’Épictète procède d’Antonin, ou bien qu’il procède d’Antonin et de Socrate ; croyez-le, ou vous périrez sur un échafaud, et vous serez éternellement brûlés dans l’enfer ; » si, dis-je, ces grands hommes avaient exigé une telle croyance, ils auraient mis les armes à la main de tous les hommes, ils auraient perdu le genre humain, dont ils ont été les bienfaiteurs. »

Par tout ce que me disait ce seigneur séduit, mais respectable, je vis que son âme est belle, qu’il déteste la persécution, qu’il aime les hommes, qu’il adore Dieu, et que sa seule erreur est de ne pas croire ce que Paul appelle la folie de la croix[2], de ne pas dire avec Augustin : « Je le crois parce qu’il est absurde ; je le crois parce qu’il est impossible. » Je plaignais son obstination, et je respectais son caractère.

Il est aisé de ramener au joug une âme criminelle et tremblante qui ne raisonne point ; mais il est bien difficile de subjuguer un homme vertueux qui a des lumières. J’essayai de le dompter par sa vertu même. « Vous êtes juste, vous êtes bienfaisant, lui dis-je ; les pauvres avec vous cessent d’être pauvres ; vous conciliez les querelles de vos voisins ; l’innocence opprimée trouve en

  1. Matthieu, x, 34, 35.
  2. I. Corinth., i, 18.