Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome25.djvu/415

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

rement que le blé ergoté étant visiblement doué d’une âme sensitive…

Comme j’en étais à cette phrase, M.  R…, professeur en théologie, entra chez moi avec un air consterné. Je lui demandai le sujet de son embarras : il m’avoua qu’il cherchait depuis quatre ans si le vin des noces de Cana était blanc ou rouge, qu’il avait bu très-souvent de l’un et de l’autre pour décider de cette grande question, et qu’il n’avait pu en venir à bout. Je lui conseillai de lire saint Jérôme, de Vino rubro et albo ; saint Chrysostome, de Vineis, et Johannem de Bracmardo[1], super Pintas. Il me dit qu’il les avait tous lus, et qu’il était plus embarrassé que jamais : ce qui arrive à presque tous les savants. Je lui répliquai que la chose était décidée par le concile d’Éphèse, session 14. Il me promit de le lire, et fut tout épouvanté de mon savoir. « Mais comment faites-vous, dit-il, quand vous chantez la grand’messe en Irlande, et que le vin vous manque ? » Je lui répondis : « Je fais alors du punch, auquel je mêle un peu de cochenille : ainsi je me fais du vin rouge, et l’on n’a rien à me reprocher. »

Je puis dire que M. le professeur R… fut extrêmement content de mon invention, et qu’il me donna des éloges que mon extrême modestie m’empêche de transcrire ici.

L’estime qu’il me témoigna, et celle que je sentis par conséquent pour lui, établirent bientôt entre nous la confiance. Il me demanda amicalement combien de miracles avait faits saint François Xavier. Je lui avouai ingénument que les écrivains de sa vie en avaient un peu augmenté le nombre pour suivre la méthode des premiers siècles, et qu’après un long examen je n’en avais avéré que deux cent dix-sept. « C’est bien peu, me dit-il, quand on est au Japon. » Je le fis convenir qu’il est bon de se borner, et que, dans l’âge pervers où nous vivons, il ne faut pas donner à rire à la foule des incrédules. Après quoi je lui demandai à mon tour s’il ne faisait pas des miracles quelquefois dans son tripot : il eut la bonne foi de me dire que non ; et en cela il avouait, sans le savoir, la supériorité de ma secte sur la sienne.

« Nous en ferions tout comme les autres, me dit-il, si nous avions à faire à des sots ; mais notre peuple est instruit et malin ; il laisse passer les anciens miracles qu’il a trouvés tout établis. Si nous nous mêlions d’en faire pour notre compte, si nous

  1. Rabelais, livre Ier, chapitres xviii et xix, nomme Janotus de Bragmardo. C’est à l’imitation du chapitre vii du livre II, où est la liste des livres de la bibliothèque de Saint-Victor, que Voltaire a composé les titres des trois livres qu’il cite ici. (B.)