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SOPHRONIME ET ADÉLOS.

vous vous livrez à présent à des sentiments douloureux ! Vous souffrez actuellement de ce qu’un jour vous ne souffrirez plus du tout !

Adélos.

Vous m’allez dire qu’il y a là de la contradiction ; je le sens bien, mais je n’en suis pas moins affligé. Si on me dit qu’on va briser une statue faite avec le plus grand art, qu’on va réduire en cendres un palais magnifique, vous me permettez d’être sensible à cette destruction ; et vous ne voulez pas que je plaigne la destruction de l’homme, le chef-d’œuvre de la nature ?

Sophronime.

Je veux, mon cher ami, que vous vous souveniez avec moi des Tusculanes de Cicéron, dans lesquelles ce grand homme vous prouve avec tant d’éloquence que la mort n’est point un mal.

Adélos.

Il me le dit, mais peut-être avec plus d’éloquence que de preuves. Il s’est moqué des fables de l’Achéron et du Cerbère, mais il y a peut-être substitué d’autres fables. Il usait de la liberté de sa secte académique, qui permet de soutenir le pour et le contre : tantôt c’est Platon qui croit l’immortalité de l’âme ; tantôt c’est Dicéarque qui la suppose mortelle. S’il me console un peu par l’harmonie de ses paroles, ses raisonnements me laissent dans une triste incertitude. Il dit, comme tous les physiciens qui me semblent si mal instruits, que l’air et le feu montent en droite ligne à la région céleste ; et de là, dit-il, il est clair que les âmes, au sortir des corps, montent au ciel, soit qu’elles soient des animaux respirant l’air, soient qu’elles soient composées de feu[1].

Cela ne paraît pas si clair. D’ailleurs Cicéron aurait-il voulu que l’âme de Catilina et celle des trois abominables triumvirs eussent monté au ciel en droite ligne ?

J’avoue à Cicéron que ce qui n’est point n’est pas malheureux ; que le néant ne peut ni se réjouir ni se plaindre ; que je n’avais pas besoin d’une Tusculane pour apprendre des choses si triviales et si inutiles. On sait bien sans lui que les enfers inventés, soit par Orphée, soit par Hermès, soit par d’autres, sont des chimères absurdes. J’aurais désiré que le plus grand

  1. « Perspicuum debet esse animes, cum e corpore excesserint, sive illi sint animales spirabiles, sive ignei, sublime ferri. » (Note de Voltaire.) — La traduction donnée ici par Voltaire m’a obligé de laisser la citation telle qu’il l’avait faite. Voici le texte de Cicéron : « Perspicuum debet esse animos, cum e corpore excesserint, sive illi sint animales, id est spirabiles, sive ignei, sublime ferri. » Tuscul., i, 17. (B.)