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SOPHRONIME ET ADÉLOS.

aussi comme tout ce qui végète, ou si elles passeront dans d’autres corps, ou si elles revêtiront un jour le même, ou si elles s’envoleront dans d’autres mondes.

À cela je vous répondrai qu’il ne m’est pas donné de savoir l’avenir ; qu’il ne m’est pas même donné de savoir ce que c’est qu’une âme. Je sais certainement que le pouvoir suprême qui régit la nature a donné à mon individu la faculté de sentir, de penser, et d’expliquer mes pensées. Et quand on me demande si après ma mort ces facultés subsisteront, je suis presque tenté d’abord de demander à mon tour si le chant du rossignol subsiste quand l’oiseau a été dévoré par un aigle.

Convenons d’abord avec tous les bons philosophes que nous n’avons rien par nous-mêmes. Si nous regardons un objet, si nous entendons un corps sonore, il n’y a rien dans ces corps ni dans nous qui puisse produire immédiatement ces sensations. Par conséquent il n’est rien, ni dans nous, ni autour de nous, qui puisse produire immédiatement nos pensées, car point de pensées dans l’homme avant la sensation : « Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu[1]. » Donc c’est Dieu qui nous fait toujours sentir et penser : donc c’est Dieu qui agit sans cesse sur nous, de quelque manière incompréhensible qu’il agisse. Nous sommes dans ses mains comme tout le reste de la nature. Un astre ne peut pas dire : Je tourne par ma propre force. Un homme ne doit pas dire : Je sens et je pense par mon propre pouvoir.

Étant donc les instruments périssables d’une puissance éternelle, jugez vous-même si l’instrument peut jouer encore quand il n’existe plus, et si ce ne serait pas une contradiction évidente. Jugez surtout si, en admettant un formateur souverain, on peut admettre des êtres qui lui résistent.

Adélos.

J’ai toujours été frappé de cette grande idée. Je ne connais point de système plus respectueux envers Dieu. Mais il me semble que si c’est révérer en Dieu sa toute-puissance, c’est lui ôter sa justice, et c’est ravir à l’homme sa liberté. Car si Dieu fait tout, s’il est tout, il ne peut ni récompenser ni punir les simples instruments de ses décrets absolus ; et si l’homme n’est que ce simple instrument, il n’est pas libre.

  1. Ces paroles sont citées souvent comme étant d’Aristote. Plusieurs savants les ont vainement cherchées dans cet auteur ; elles n’en sont pas moins restées texte consacré. (B.)