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SUR L’ÉLOGE DU DAUPHIN.


temps où les papes ont été puissants, jamais les Romains n’ont persécuté un seul philosophe pour ses opinions. On ne peut répondre autre chose sinon que les Romains étaient sages.

Cicéron était très-puissant. Il dit dans une de ses lettres : « Voyez à qui vous voulez que je fasse tomber les Gaules en partage. » Il était très-attaché à la secte des académiciens ; mais on ne voit pas qu’il lui soit jamais tombé dans la tête de faire exiler un stoïcien, d’exclure des charges un épicurien, de molester un pythagoricien.

Et toi, malheureux Jurieu, fugitif de ton village, tu voulus opprimer le fugitif Bayle dans son asile et dans le tien ; tu laissas en paix Spinosa, dont tu n’étais point jaloux, mais tu voulais accabler ce respectable Bayle, qui écrasait ta petite réputation par sa renommée éclatante.

Le descendant et l’héritier de trente rois a dit : Ne persécutons point ; et un bourgeois d’une ville ignorée, un habitué de paroisse, un moine dirait : Persécutons !

Ravir aux hommes la liberté de penser ! juste ciel ! Tyrans fanatiques, commencez donc par nous couper les mains, qui peuvent écrire ; arrachez-nous la langue, qui parle contre vous ; arrachez-nous l’âme, qui n’a pour vous que des sentiments d’horreur.

Il y a des pays où la superstition, également lâche et barbare, abrutit l’espèce humaine ; il y en a d’autres où l’esprit de l’homme jouit de tous ses droits. Entre ces deux extrémités, l’une céleste, l’autre infernale, il est un peuple mitoyen chez qui la philosophie est tantôt accueillie, et tantôt proscrite ; chez qui Rabelais a été imprimé avec privilége, mais qui a laissé mourir le grand Arnauld de faim dans un village étranger ; un peuple qui a vécu dans des ténèbres épaisses depuis le temps de ses druides jusqu’au temps où quelques rayons de lumière tombèrent sur lui de la tête de Descartes. Depuis ce temps, le jour lui est venu d’Angleterre. Mais croira-t-on bien que Locke était à peine connu de ce peuple il y a environ trente ans ? Croira-t-on bien que, lorsqu’on lui fit connaître la sagesse de ce grand homme, des ignorants en place opprimèrent violemment celui[1] qui apporta le premier ces vérités de l’île des philosophes dans le pays des frivolités ?

Si on a poursuivi ceux qui éclairaient les âmes, on a poussé la manie jusqu’à s’élever contre ceux qui sauvaient les corps. En vain il est démontré que l’inoculation peut conserver la vie à

  1. Voltaire, dans ses Lettres philosophiques ; voyez tome XXII.