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DU CHEVALIER DE LA BARRE.

poids et deux mesures. Vous trouverez dans la vingt-quatrième Lettre persane de M. de Montesquieu, président à mortier du parlement de Bordeaux, de l’Académie française, ces propres paroles : « Ce magicien s’appelle pape ; tantôt il fait croire que trois ne font qu’un, que le pain qu’on mange n’est pas du pain, ou que le vin qu’on boit n’est pas du vin, et mille autres choses de cette espèce. »

M. de Fontenelle s’était exprimé de la même manière dans sa relation de Rome et de Genève sous le nom de Méro et d’Énegu[1]. Il y avait dix mille fois plus de scandale dans ces paroles de MM. de Fontenelle et de Montesquieu, exposées, par la lecture, aux yeux de dix mille personnes, qu’il n’y en avait dans deux ou trois mots échappés au chevalier de La Barre devant un seul témoin, paroles perdues dont il ne restait aucune trace. Les discours secrets doivent être regardés comme des pensées ; c’est un axiome dont la plus détestable barbarie doit convenir.

Je vous dirai plus, monsieur ; il n’y a point en France de loi expresse qui condamne à mort pour des blasphèmes[2]. L’ordonnance de 1666 prescrit une amende pour la première fois, le double pour la seconde, etc., et le pilori pour la sixième récidive.

Cependant les juges d’Abbeville, par une ignorance et une cruauté inconcevables, condamnèrent le jeune d’Étallonde, âgé de dix-huit ans :

1° À souffrir le supplice de l’amputation de la langue jusqu’à la racine, ce qui s’exécute de manière que si le patient ne présente pas la langue lui-même, on la lui tire avec des tenailles de fer, et on la lui arrache.

2° On devait lui couper la main droite à la porte de la principale église.

3° Ensuite il devait être conduit dans un tombereau à la place du marché, être attaché à un poteau avec une chaîne de fer, et être brûlé à petit feu. Le sieur d’Étallonde avait heureusement épargné, par la fuite, à ses juges l’horreur de cette exécution.

Le chevalier de La Barre étant entre leurs mains, ils eurent l’humanité d’adoucir la sentence, en ordonnant qu’il serait décapité avant d’être jeté dans les flammes ; mais s’ils diminuèrent le supplice d’un côté, ils l’augmentèrent de l’autre, en le condamnant à subir la question ordinaire et extraordinaire, pour lui faire déclarer ses complices ; comme si des extravagances de

  1. Voyez, tome XXII, la note 2 de la page 175.
  2. Voyez la note des éditeurs de Kehl sur l’article X du Prix de la justice et de l’humanité, et aussi celle sur la lettre du roi de Prusse, du 7 auguste 1766.