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COMMENTAIRE SUR LE LIVRE

la peau insensible, comme l’affirment tous les jurisconsultes, démonographes de ce temps-là.

Le diable ordonna à Michelle Chaudron d’ensorceler deux filles. Elle obéit à son seigneur ponctuellement. Les parents des filles l’accusèrent juridiquement de diablerie. Les filles furent interrogées et confrontées avec la coupable : elles attestèrent qu’elles sentaient continuellement une fourmilière dans certaines parties de leur corps, et qu’elles étaient possédées. On appela les médecins, ou du moins ceux qui passaient alors pour médecins. Ils visitèrent les filles. Ils cherchèrent sur le corps de Michelle le sceau du diable, que le procès verbal appelle les marques sataniques. Ils y enfoncèrent une longue aiguille, ce qui était déjà une torture douloureuse. Il en sortit du sang, et Michelle fit connaître, par ses cris, que les marques sataniques ne rendent point insensible. Les juges ne voyant point de preuve complète que Michelle Chaudron fût sorcière, lui firent donner la question, qui produit infailliblement ces preuves : cette malheureuse, cédant à la violence des tourments, confessa enfin tout ce qu’on voulut.

Les médecins cherchèrent encore la marque satanique. Ils la trouvèrent à un petit seing noir sur une de ses cuisses. Ils y enfoncèrent l’aiguille. Les tourments de la question avaient été si horribles que cette pauvre créature expirante sentit à peine l’aiguille : elle ne cria point ; ainsi le crime fut avéré. Mais comme les mœurs commençaient à s’adoucir, elle ne fut brûlée qu’après avoir été pendue et étranglée.

Tous les tribunaux de l’Europe chrétienne retentissaient alors de pareils arrêts. Les bûchers étaient allumés partout pour les sorciers, comme pour les hérétiques. Ce qu’on reprochait le plus aux Turcs, c’était de n’avoir ni sorciers ni possédés parmi eux. On regardait cette privation de possédés comme une marque infaillible de la fausseté d’une religion.

Un homme zélé pour le bien public[1], pour l’humanité, pour la vraie religion, a publié, dans un de ses écrits en faveur de l’innocence, que les tribunaux chrétiens ont condamné à la mort plus de cent mille prétendus sorciers. Si on joint à ces massacres juridiques le nombre infiniment supérieur d’hérétiques immolés, cette partie du monde ne paraîtra qu’un vaste échafaud couvert de bourreaux et de victimes, entouré de juges, de sbires, et de spectateurs.

  1. Voltaire lui-même ; voyez ci-dessus, page 520, l’Avis au public.