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ANECDOTE SUR BÉLISAIRE.

qui poussez la méchanceté jusqu’à vouloir que Dieu soit bon. En vérité, nous ne vous passerons pas vos petites conspirations. Vous avez à faire au révérend P. Hayer, à l’abbé Dinouart[1], et à moi, et nous verrons comment vous vous en tirerez. Nous savons bien que dans le siècle où la raison, que nous avions partout proscrite, commençait à renaître dans nos climats septentrionaux, ce fut Érasme qui renouvela cette erreur dangereuse ; Érasme, qui était tenté de dire :Sancte Socrates, ora pro nobis ; Érasme, à qui on éleva une statue. Le Vayer, le précepteur de Monsieur, et même de Louis XIV, recueillit tous ces blasphèmes dans son livre de la Vertu des païens. Il eut l’insolence d’imprimer que des marauds tels que Confucius, Socrate, Caton, Épictète, Titus, Trajan, les Antonins, Julien, avaient fait quelques actions vertueuses. Nous ne pûmes le brûler, ni lui ni son livre, parce qu’il était conseiller d’État. Mais vous, qui n’êtes qu’académicien, je vous réponds que vous ne serez pas épargné. »

Le magistrat prit alors la parole, et demanda grâce pour le coupable. « Point de grâce, dit le moine ; l’Écriture le défend. « Orabat scelestus ille veniam quam non erat consecuturus[2] ; le scélérat demandait un pardon qu’il ne devait pas obtenir. » Oportet aliquem mori pro populo[3]. Toute l’Académie pense comme lui ; il faut qu’il soit puni avec l’Académie.

— Ah ! frère Triboulet, dit le magistrat (car Triboulet est le nom du docteur), ce que vous avancez là est bien chrétien, mais n’est pas tout à fait juste. Voudriez-vous que la Sorbonne entière répondît pour vous, comme le P. Bauny[4] se rendait pleige pour la bonne mère, et comme toute la Société de Jésus était pleige pour le P. Bauny ? Il ne faut jamais accuser un corps des erreurs des particuliers. Voudriez-vous abolir aujourd’hui la Sorbonne parce qu’un grand nombre de ses membres adhérèrent au plaidoyer du docteur Jean Petit, cordelier, en faveur de l’assassinat du duc d’Orléans ? parce que trente-six docteurs de Sorbonne, avec frère Martin[5], inquisiteur pour la foi, condamnèrent la Pucelle d’Orléans à être brûlée vive pour avoir secouru son roi et sa patrie ? parce que soixante et onze docteurs de Sorbonne déclarèrent

  1. Rédacteur du Journal chrétien.
  2. « Orabat auteni hic scelestus Dominum a quo non esset misericordiam consecuturus. » (Mach., livre II, ix, 13.)
  3. « Expedit unum hominem mori pro populo. » (Jean, xviii, 14.)
  4. Ce n’est point le P. Bauny, mais le P. Barry, dont Voltaire a déjà parlé, tome XV, page 132, qui se rendait pleige pour la sainte Vierge.
  5. Voyez tome XXIV, page 499.