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ANECDOTE SUR BÉLISAIRE.

Henri III déchu du trône ? parce que quatre-vingts docteurs excommunièrent, au 1er novembre 1592, les bourgeois de Paris qui avaient osé présenter requête pour l’admission de Henri IV dans sa capitale, et qu’ils défendirent qu’on priât Dieu pour ce mauvais prince ? Voudriez-vous, frère Triboulet, être puni aujourd’hui du crime de vos pères? L’âme de quelqu’un de ces sages maîtres a-t-elle passé dans la vôtre per modum traducis ? Un peu d’équité, frère. Si vous êtes coupables de simonie, comme votre partie adverse vous en accuse, la cour vous fera mettre au pilori ; mais vous y serez seul, et les moines de votre couvent (puisqu’il y a encore des moines) ne seront pas condamnés avec vous. Chacun répond de ses faits, et, comme l’a dit un certain philosophe[1], il ne faut pas purger les petits-fils pour la maladie de leur grand-père. Chacun pour soi, et Dieu pour tous. Il n’y a que le loup qui dise à l’agneau :

Si ce n’est toi, c’est donc ton frère[2].

« Allez, respectez l’Académie, composée des premiers hommes de l’État et de la littérature. Laissez Bélisaire parler en brave soldat et en bon citoyen ; n’insultez point un excellent écrivain ; continuez à faire de mauvais livres, et laissez-nous lire les bons. »

Frère Triboulet sortit, la queue entre les jambes ; et son adversaire resta la tête haute.

Quand le magistrat et le philosophe, ou plutôt quand les deux philosophes purent parler en liberté : « N’admirez-vous pas ce moine ? dit le magistrat ; il y a quelques jours qu’il était entièrement de votre avis. Savez-vous pourquoi il a si cruellement changé ? c’est qu’il est blessé de votre réputation.

— Hélas ! dit l’homme de lettres ; tout le monde pense comme moi dans le fond de son cœur, et je n’ai fait que développer l’opinion générale. Il y a des pays où personne n’ose établir publiquement ce que tout le monde pense en secret. Il y en a d’autres où le secret n’est plus gardé. L’auguste impératrice de Russie vient d’établir la tolérance dans deux mille lieues de pays. Elle a écrit de sa propre main : malheur aux persécuteurs[3] ! Elle a fait grâce à l’évêque de Rostou, condamné par le synode pour avoir soutenu l’opinion des deux puissances, et pour n’avoir pas su que l’autorité

  1. Voltaire lui-même ; voyez tome XXV, pages 32 et 266.
  2. La Fontaine, Fables, I, x.
  3. Voyez, dans la Correspondance, sa lettre du 30 décembre 1766, vieux style, ou 9 janvier 1767.