Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome26.djvu/146

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vet, s’est élevé par son mérite ; et nous sommes bien loin de lui reprocher son premier emploi dont ce mérite l’a tiré, puisque nous avons approuvé la maxime qu’il vaut mieux être le laquais d’un bel esprit que le bel esprit des laquais. Un jeune homme sans fortune sert fidèlement un bon maître ; il s’instruit, il prend un état : il n’y a dans tout cela aucune indignité, rien dont la vertu et l’honneur doivent rougir. Le pape Adrien IV avait été mendiant ; Sixte-Quint avait été gardeur de porcs. Quiconque s’élève a du moins cette espèce de mérite qui contribue à la fortune ; et pourvu que vous ne soyez ni insolent ni méchant, tout le monde honore en vous cette fortune qui est votre ouvrage.

Cet homme nommé d’Étrée, parce que son père était du village d’Étrée, ayant cultivé les belles-lettres au lieu de cultiver son jardin, fut d’abord folliculaire, ensuite faiseur d’almanachs, et il mit au jour l’Année merveilleuse[1], pour laquelle il fut incarcéré ; puis il se fit prêtre, puis il se fit généalogiste ; il travailla chez M. d’Hozier, et en sortit… je ne veux pas dire pourquoi ; enfin il obtint un petit prieuré[2] dans le fond d’une province. Monsieur le prieur alla se faire reconnaître dans sa seigneurie en 1763 ; et, comme il est généalogiste, il se fit passer, mais avec circonspection, pour un neveu du cardinal d’Estrées. Il reçut en cette qualité une fête assez belle d’une dame qui a une terre dans le voisinage, et fut traité en homme qui devait être cardinal un jour.

Comme il n’y a point de maison dans son prieuré, il tenait sa cour dans un cabaret du voisinage. Il écrivit une lettre pleine de dignité et de bonté au seigneur de la paroisse, qui se mêle de prose et de vers tout comme l’abbé d’Étrée. Il avertissait ce voisin qu’un jeune homme de sa maison avait osé chasser sur les terres du prieuré, qui ont, je crois, cent toises d’étendue ; qu’il accorderait volontiers le droit de chasse à la seule personne du voisin en qualité de littérateur, parce qu’il avait soixante et onze ans, et qu’il était à peu près aveugle ; mais nul autre ne devait effaroucher le gibier de monsieur le prieur, qui n’a pas plus de gibier que de basse-cour. Le jeune homme qui avait imprudemment tiré à deux ou trois cents pas des terres de l’Église était un gen-

  1. On attribue généralement à l’abbé Coyer l’Année merveilleuse, ou les Hommes-femmes, in-12. C’est probablement l’ouvrage imprimé d’abord sous ce seul titre : l’Année merveilleuse (1748), in-4o de huit pages. Mme du Châtelet, sans être nommée, y est plaisantée plus d’une fois. Voltaire peut avoir eu ses raisons pour attribuer l’Année merveilleuse à l’abbé d’Étrée ou Destrée, ami de Desfontaines, né à Reims, mais mort on ne sait quand, ni où. D’après les divers petits écrits qu’elle fit naître, il est démontré que l’Année merveilleuse est d’un abbé. (B.)
  2. Le prieuré de Neufville en Champagne.