Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome26.djvu/23

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à la lettre en 1655. Le marquis de Pianesse entra le 15 d’avril dans ces vallées avec deux régiments, ayant des capucins à leur tête. On marcha de caverne en caverne, et tout ce qu’on rencontra fut massacré. On pendait les femmes nues à des arbres, on les arrosait du sang de leurs enfants, et on emplissait leur matrice de poudre à laquelle on mettait le feu.

Il faut faire entrer sans doute dans ce triste catalogue les massacres des Cévennes et du Vivarais, qui durèrent pendant dix ans au commencement de ce siècle. Ce fut en effet un mélange continuel de proscriptions et de guerres civiles. Les combats, les assassinats, et les mains des bourreaux, ont fait périr près de cent mille de nos compatriotes, dont dix mille ont expiré sur la roue, ou par la corde, ou dans les flammes, si ont en croit tous les historiens contemporains des deux partis.

Est-ce l’histoire des serpents et des tigres que je viens de faire ? non, c’est celle des hommes. Les tigres et les serpents ne traitent point ainsi leur espèce. C’est pourtant dans le siècle de Cicéron, de Pollion, d’Atticus, de Varius, de Tibulle, de Virgile, d’Horace, qu’Auguste fit ses proscriptions. Les philosophes de Thou et Montaigne, le chancelier de L’Hospital, vivaient du temps de la Saint-Barthélemy ; et les massacres des Cévennes sont du siècle le plus florissant de la monarchie française. Jamais les esprits ne furent plus cultivés, les talents en plus grand nombre, la politesse plus générale. Quel contraste, quel chaos, quelles horribles inconséquences, composent ce malheureux monde ! On parle des pestes, des tremblements de terre, des embrasements, des déluges qui ont désolé le globe ; heureux, dit-on, ceux qui n’ont pas vécu dans le temps de ces bouleversements ! Disons plutôt : Heureux ceux qui n’ont pas vu les crimes que je retrace ! Comment s’est-il trouvé des barbares pour les ordonner, et tant d’autres barbares pour les exécuter ? Comment y a-t-il encore des inquisiteurs et des familiers de l’Inquisition ?

Un homme modéré, humain, né avec un caractère doux, ne conçoit pas plus qu’il y ait eu parmi les hommes des bêtes féroces ainsi altérées de carnage qu’il ne conçoit des métamorphoses de tourterelles en vautours ; mais il comprend encore moins que ces monstres aient trouvé à point nommé une multitude d’exécuteurs. Si des officiers et des soldats courent au combat sur un ordre de leurs maîtres, cela est dans l’ordre de la nature ; mais que, sans aucun examen, ils aillent assassiner de sang-froid un peuple sans défense, c’est ce qu’on n’oserait pas imaginer des furies même de l’enfer. Ce tableau soulève tellement le cœur de ceux qui se pé-