Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome26.djvu/36

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dit : Nos institutions sont bonnes ; elles nous rendent heureux ; et moi, je vous dis que leurs institutions sont abominables et les rendent malheureux. Le vrai bonheur de l’homme est de vivre seul, de manger des fruits sauvages, de dormir sur la terre nue ou dans le creux d’un arbre, et de ne jamais penser. Les mondains vous ont dit : Nous ne sommes pas des bêtes féroces, nous faisons du bien à nos semblables ; nous punissons les vices, et nous nous aimons les uns et les autres ; et moi, je vous dis que tous les Européans sont des bêtes féroces ou des fripons ; que toute l’Europe ne sera bientôt qu’un affreux désert ; que les mondains ne font du bien que pour faire du mal ; qu’ils se haïssent tous et qu’ils récompensent le vice. Ô sainte vertu ! Les mondains vous ont dit : Vous êtes des fous ; l’homme est fait pour vivre en société, et non pour manger du gland dans les bois ; et moi, je vous dis que vous êtes les seuls sages, et qu’ils sont fous et méchants : l’homme n’est pas plus fait pour la société, qui est nécessairement l’école du crime, que pour aller voler sur les grands chemins. Ô mes petits enfants, restez dans les bois, c’est la place de l’homme. Ô sainte vertu ! Émile, mon premier disciple, est selon mon cœur ; il me succédera. Je lui ai appris à lire, et à écrire, et à parler beaucoup ; c’en est assez pour vous gouverner. Il vous lira quelquefois la Bible, l’excellente histoire de Robinson Crusoé, et mes ouvrages ; il n’y a que cela de bon. La religion que je vous ai donnée est fort simple : adorez un Dieu ; mais ne parlez pas de lui à vos enfants ; attendez qu’ils devinent d’eux-mêmes qu’il y en a un. Fuyez les médecins des âmes comme ceux des corps ; ce sont des charlatans : quand l’âme est malade, il n’y a point de guérison à espérer, parce que j’ai dit clairement que le retour à la vertu est impossible ; cependant les homélies éloquentes ne sont pas inutiles ; il est bon de désespérer les méchants et de les faire sécher de honte ou de douleur, en leur montrant la beauté de la vertu, qu’ils ne peuvent plus aimer. J’ai cependant dit le contraire dans d’autres endroits ; mais cela n’est rien. Mes petits enfants, je vous répète encore ma grande leçon, bannissez d’entre vous la raison et la philosophie, comme elles sont bannies de mes livres. Soyez machinalement vertueux ; ne pensez jamais, ou que très-rarement ; rapprochez-vous sans cesse de l’état des bêtes, qui est votre état naturel. À ces causes, je vous recommande la sainte vertu. Adieu, mes petits enfants ; Je meurs. Que Dieu vous soit en aide ! Amen. »

Docteur Pansophe, écoutez à présent ma profession de foi ; vous l’avez rendue nécessaire. La voici telle que je l’offrirai hardiment au public, qui est mon juge et le vôtre :