Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome26.djvu/440

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
430
CHAPITRE XXII.

pudentes carognes qui fussent dans tout l’empire, La plus grande faute de Bélisaire, à mon sens, fut de ne savoir pas être cocu. Justinien son maître était bien plus habile que lui en cette partie. Il avait épousé une baladine des rues, une gueuse qui s’était prostituée en plein théâtre, et cela ne me donne pas grande opinion de la sagesse de cet empereur, malgré les lois qu’il fit compiler, ou plutôt abréger par son fripon Trébonien. Il était d’ailleurs poltron et vain, avare et prodigue, défiant et sanguinaire ; mais il sut fermer les yeux sur la lubricité énorme de Théodora, et Bélisaire voulut faire assassiner l’amant d’Antonine. On accuse aussi Bélisaire de beaucoup de rapines.

Quoi qu’il en soit, il est certain que le vieux Bélisaire, qui n’était pas si aveugle que le vieux Justinien, lui donna, sur la fin de sa vie, de très-bons conseils dont l’empereur ne profita guère. Un Grec très-ingénieux, et qui avait conservé le véritable goût de l’éloquence dans la décadence de la littérature, nous a transmis ces conversations de Bélisaire avec Justinien. Dès qu’elles parurent, tout Constantinole en fut charmé. La quinzième conversation[1] surtout enchanta tous les esprits raisonnables.

Pour avoir une parfaite connaissance de cette anecdote, il faut savoir que Justinien était un vieux fou qui se mêlait de théologie. Il s’avisa de déclarer, par un édit, en 564, que le corps de Jésus-Christ avait été impassible et incorruptible, et qu’il n’avait jamais eu besoin de manger ni pendant sa vie, ni après sa résurrection.

Plusieurs évêques trouvèrent son édit fort scandaleux. Il leur annonça qu’ils seraient damnés dans l’autre monde, et persécutés dans celui-ci ; et, pour le prouver par les faits, il exila le patriarche de Constantinople, et plusieurs autres prélats, comme il avait exilé le pape Silvère.

C’est à ce sujet que Bélisaire fait à l’empereur de très-sages remontrances. Il lui dit qu’il ne faut pas damner si légèrement son prochain, encore moins le persécuter ; que Dieu est le père des hommes ; que ceux qui sont en quelque façon ses images sur la terre (si on ose le dire) doivent imiter sa clémence, et qu’il ne fallait pas faire mourir de faim le patriarche de Constantinople sous prétexte que Jésus-Christ n’avait pas eu besoin de manger. Rien n’est plus tolérant, plus humain, plus divin peut-être, que cet admirable discours de Bélisaire : je l’aime beaucoup

  1. Le quinzième chapitre du Bélisaire de Marmontel fut principalement l’objet du courroux des théologiens.