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DÉFENSE D’UN GÉNÉRAL D’ARMÉE.

mieux que sa dernière campagne en Italie, dans laquelle on lui reprocha de n’avoir fait que des sottises.

Les savants, il est vrai, pensent que ce discours n’est pas de lui, qu’il ne parlait pas si bien, et qu’un homme qui avait mis le pape Silvère dans un cul de basse-fosse, et vendu sa place quatre cents marcs d’or de douze onces à la livre, n’était pas homme à parler de clémence et de tolérance : ils soupçonnent que tout ce discours est de l’éloquent grec Marmontelos, qui le publia. Cela peut être ; mais considérez, mon cher lecteur, que Bélisaire était vieux et malheureux : alors on change d’avis ; on devient compatissant.

Il y avait alors quelques petits Grecs envieux, pédants, ignorants, et qui faisaient des brochures pour gagner du pain. Un de ces animaux, nommé Cogéos[1], eut l’impudence d’écrire contre Bélisaire parce qu’il croyait que ce vieux général était mal en cour.

Bélisaire, depuis sa disgrâce, était devenu dévot : c’est souvent la ressource des vieux courtisans disgraciés, et même encore aujourd’hui les grands vizirs prennent le parti de la dévotion quand, au lieu de les étrangler avec un cordon de soie, on les relègue dans l’île de Mitylène. Les belles dames aussi se font dévotes, comme on sait, vers les cinquante ans, surtout si elles sont bien enlaidies ; et plus elles sont laides, plus elles sont ferventes. La dévotion de Bélisaire était très-humaine ; il croyait que Jésus-Christ était mort pour tous, et non pas pour plusieurs. Il disait à Justinien que Dieu voulait le bonheur de tous les hommes, et cela même tenait encore un peu du courtisan, car Justinien avait bien des péchés à se reprocher ; et Bélisaire, dans la conversation, lui fit une peinture si touchante de la miséricorde divine que la conscience du malin vieillard couronné en devait être rassurée.

Les ennemis secrets de Justinien et de Bélisaire suscitèrent donc quelques pédants qui écrivirent violemment contre la bonté de Dieu. Le folliculaire Cogéos, entre autres, s’écria dans sa brochure, page 63 : Il n’y aura donc plus de réprouvés ! « Si fait, lui répondit-on, tu seras très-réprouvé : console-toi, l’ami ; sois réprouvé, toi et tes semblables, et sois sûr que tout Constantinople en rira. » Ah ! cuistres de collége, que vous êtes loin de soupçonner ce qui se passe dans la bonne compagnie de Constantinople !

  1. Coger (voyez la note, tome XXI, page 357), que Voltaire appelle aussi Cogé, et Coge pecus.