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LE PHILOSOPHE IGNORANT.


toutes les passions. Ils savent encore moins que moi ce qu’ils sont, pourquoi ils sont, et ce qu’ils deviennent.

Je soupçonne, j’ai même lieu de croire que les planètes qui roulent autour des soleils innombrables qui remplissent l’espace sont peuplées d’êtres sensibles et pensants ; mais une barrière éternelle nous sépare, et aucun de ces habitants des autres globes ne s’est communiqué à nous.

Monsieur le prieur, dans le Spectacle de la nature[1], a dit à monsieur le chevalier que les astres étaient faits pour la terre, et la terre, ainsi que les animaux, pour l’homme. Mais comme le petit globe de la terre roule avec les autres planètes autour du soleil ; comme les mouvements réguliers et proportionnels des astres peuvent éternellement subsister sans qu’il y ait des hommes ; comme il y a sur notre petite planète infiniment plus d’animaux que de mes semblables, j’ai pensé que monsieur le prieur avait un peu trop d’amour-propre en se flattant que tout avait été fait pour lui ; j’ai vu que l’homme, pendant sa vie, est dévoré par tous les animaux s’il est sans défense, et que tous le dévorent encore après sa mort. Ainsi j’ai eu de la peine à concevoir que monsieur le prieur et monsieur le chevalier fussent les rois de la nature. Esclave de tout ce qui m’environne, au lieu d’être roi, resserré dans un point, et entouré de l’immensité, je commence par me chercher moi-même.


II. — Notre faiblesse.

Je suis un faible animal ; je n’ai en naissant ni force, ni connaissance, ni instinct ; je ne peux même me traîner à la mamelle de ma mère, comme font tous les quadrupèdes ; je n’acquiers quelques idées que comme j’acquiers un peu de force, quand mes organes commencent à se développer. Cette force augmente en moi jusqu’au temps où, ne pouvant plus s’accroître, elle diminue chaque jour. Ce pouvoir de concevoir des idées s’augmente de même jusqu’à son terme, et ensuite s’évanouit insensiblement par degrés.

Quelle est cette mécanique qui accroît de moment en moment les forces de mes membres jusqu’à la borne prescrite ? Je l’ignore ; et ceux qui ont passé leur vie à chercher cette cause n’en savent pas plus que moi.

Quel est cet autre pouvoir qui fait entrer des images dans

  1. Par Pluche, 1732.