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LE PHILOSOPHE IGNORANT.

ger, dans leur fureur, trois ou quatre mille ennemis qui font encore résistance, et qui peuvent les tuer, ils aillent égorger leur roi, son chancelier, ses secrétaires d’État, et son grand aumônier : vous ne trouverez pas un de ces soldats qui ne rejette vos offres avec horreur. Vous ne leur proposez cependant que six meurtres au lieu de quatre mille, et vous leur présentez une récompense très-forte. Pourquoi vous refusent-ils ? c’est qu’ils croient juste de tuer quatre mille ennemis, et que le meurtre de leur souverain, auquel ils ont fait serment, leur paraît abominable.

Locke continue, et, pour mieux prouver qu’aucune règle de pratique n’est innée, il parle des Mingréliens, qui se font un jeu, dit-il, d’enterrer leurs enfants tout vifs, et des Caraïbes, qui châtrent les leurs pour les mieux engraisser, afin de les manger.

On a déjà remarqué ailleurs[1] que ce grand homme a été trop crédule en rapportant ces fables ; Lambert[2], qui seul impute aux Mingréliens d’enterrer leurs enfants tout vifs pour leur plaisir, n’est pas un auteur assez accrédité.

Chardin[3], voyageur qui passe pour véridique, et qui a été rançonné en Mingrélie, parlerait de cette horrible coutume si elle existait ; et ce ne serait pas assez qu’il le dît pour qu’on le crût : il faudrait que vingt voyageurs, de nations et de religions différentes, s’accordassent à confirmer un fait si étrange, pour qu’on en eût une certitude historique.

Il en est de même des femmes des îles Antilles, qui châtraient leurs enfants pour les manger : cela n’est pas dans la nature d’une mère.

Le cœur humain n’est point ainsi fait ; châtrer des enfants est une opération très-délicate, très-dangereuse, qui, loin de les engraisser, les amaigrit au moins une année entière, et qui souvent les tue. Ce raffinement n’a jamais été en usage que chez des grands qui, pervertis par l’excès du luxe et par la jalousie, ont imaginé d’avoir des eunuques pour servir leurs femmes et leurs concubines. Il n’a été adopté en Italie, et à la chapelle du pape, que pour avoir des musiciens dont la voix fût plus belle que celle des femmes. Mais dans les îles Antilles il n’est guère à présumer que des sauvages aient inventé le raffinement de châtrer les petits

  1. Tome XXII, page 420.
  2. Jésuite, auteur d’un Recueil d’observations curieuses sur les mœurs, les coutumes, les arts et les sciences des différents peuples de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique, 1749.
  3. Son Voyage en Perse fut publié, mais incomplet, en 1686.