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CHAPITRE XXVII.

ordres exprès de Dieu, donnés à cet Adam et à sa femme, sur la transgression de ces deux premières créatures trompées par un serpent qui parlait et qui marchait sur ses pieds, etc. ; Moïse ayant appris toutes ces choses de la bouche de Dieu même, Moïse les ayant écrites au nom de Dieu, pour être un monument éternel au genre humain ; comment se pouvait-il faire qu’il fût défendu, chez les Juifs, de lire la Genèse avant l’âge de vingt-cinq ans ? Était-ce parce que le sanhédrin craignait qu’on ne s’en moquât à vingt ou à dix-huit ? Si la lecture de la Genèse scandalisait, plus on avance en âge, plus elle doit scandaliser. Si on respecte le législateur, pourquoi défendre de lire sa loi ?

Si Dieu est le père de tous les hommes, pourquoi leur création et leurs premières actions, écrites par Dieu même, ont-elles été ignorées par tous les hommes ? Pourquoi Moïse en fut-il seul instruit au bout de deux mille cinq cents ans dans un désert ?

D’où vient, par exemple, que, du temps d’Auguste, il ne se trouve pas un seul historien, un seul poëte, un seul savant, qui connaisse les noms d’Adam, d’Ève, d’Abel, de Caïn, de Mathusalem, de Noé, etc. ? Chaque nation avait sa Cosmogonie. Il n’y en a pas une seule qui ressemble à celle des Juifs. Certainement ni les Indiens, ni les Scythes, ni les Perses, ni les Égyptiens, ni les Grecs, ni les Romains, ne comptaient leurs années, ni depuis Adam, ni depuis Noé, ni depuis Abraham. Il faut avouer que les Varron et les Pline riraient étrangement s’ils pouvaient voir aujourd’hui nos almanachs et tous nos beaux livres de chronologie[1] : Abel mort l’an 130. Mort d’Adam l’an 930. Déluge universel en 1656... Noé sort de l’arche en 1657, etc. Cet étonnant usage, dans lequel nous donnons tous tête baissée, n’est pas seulement remarqué. Ces calculs se trouvent à la tête de tous les almanachs de l’Europe, et personne ne fait réflexion que tout cela est encore ignoré de tout le reste de la terre.

Supposons que Sanchoniathon ait écrit du temps même où l’on place Moïse, quoique certainement il ait écrit longtemps auparavant, comment se peut-il faire que Sanchoniathon n’ait parlé ni d’Adam, ni de Noé, ni du déluge universel ? Pourquoi ce prodigieux événement, qui réduisait la terre entière à une seule famille, a-t-il été absolument ignoré dans toute l’antiquité ? Il y a eu des inondations, sans doute ; des contrées ont été submergées par la mer. Les déluges de Deucalion et d’Ogygès sont assez

  1. Les Tablettes chronologiques de Lenglet-Dufresnoy donnent les dates citées par Voltaire ; sauf toutefois la première. Lenglet place la mort d’Abel en l’an 129. (B.)