Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome28.djvu/266

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
256
EXTRAIT D'UN JOURNAL

(16 avril 1683.) On sut que le roi d'Angleterre avait fait dire à Mlle Churchill, qu'il honorait de son amitié étant duc d'York, que si elle voulait se retirer en France, il lui donnerait de quoi y vivre magnifiquement ; qu'elle avait répondu qu'elle ne voulait point porter sa honte [1] chez les étrangers. Et quand le roi la fit presser une seconde fois de prendre ce parti-là, afin qu'on ne pût pas dire, si elle demeurait en Angleterre, qu'elle eût quelque crédit sur son esprit, elle répliqua que Sa Majesté avait tout pouvoir, qu'elle pouvait la faire tirer à quatre chevaux [2], mais qu'elle ne pouvait sortir.

(28 avril.) Monseigneur alla à Trianon sur les six heures [3], où madame la dauphine le vint joindre pour faire collation. Il avait eu dessein de faire cette petite fête à la Ménagerie, et changea d'idée parce qu'il sut que Monsieur le Duc y devait venir ce jour-là. Il eut l'honnêteté de ne point vouloir déranger cette partie-là.

(13 mai.) On sut que le doge ne voulait point donner la main à un maréchal de France : ainsi on ne lui en envoya point. Le doge prétend qu'on ne doit point lui demander de donner la main à un maréchal de France, puisqu'il ne la donnerait pas aux souverains d'Italie, comme M. de Parme, M. de Modène, M. de Mantoue ; et dit même qu'il ne la donnerait pas à monsieur le grand-duc [4].

(15 mai.) Le roi entra à onze heures dans la galerie ; il avait fait mettre le trône au bout du côté de l'appartement de madame la dauphine. Il ordonna que les privilégiés entreraient par son petit appartement, et le reste des courtisans par le grand degré. Le grand appartement et la galerie étaient pleins à midi. Le doge entra avec les quatre sénateurs, et beaucoup d'autres gens qui lui faisaient cortège ; il était habillé de velours rouge avec un bonnet de même. Les quatre sénateurs étaient vêtus de velours noir avec le bonnet de même. Il parla au roi, couvert ; mais il ôtait son bonnet souvent, et ne parut point embarrassé, non plus qu'à toutes les audiences qu'il eut ce jour-là. Après que le roi lui eut répondu, chaque sénateur parla à Sa Majesté ; et, durant qu'ils parlaient, le doge fut toujours découvert comme eux, et ils ne se couvrirent point quand le doge parla. Le roi avait permis aux princes de se couvrir pendant l'audience ; mais ils se découvrirent dès que le doge eut fini de parler, parce qu'il ne se couvrit plus. Le doge lui fit un discours dans les termes les plus respectueux et les plus soumis ; il dit que les Génois avaient une douleur très-vive des sujets de mécontentement qu'ils avaient donnés à Sa Majesté, qu'ils ne pourraient jamais s'en consoler qu'il ne leur

  1. Était-ce la honte d'avoir été aimée de lui ?
  2. Tirer à quatre chevaux une dame ! Ah! le roi Jacques ne le pouvait pas, et on ne tire pas à quatre chevaux en Angleterre.
  3. Voilà de ces choses qui doivent passer à la dernière postérité. J'ignore quel est le Tacite qui fit ce recueil.
  4. Il disait une étrange chose.