Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome28.djvu/282

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
272
EXTRAIT D'UN JOURNAL

même avec confiance ; qu'il jouât sans inquiétude, et que l'argent ne lui manquerait pas [1].

Le duché de Milan est plus considérable, par toutes sortes d'endroits, que la Lorraine : le duché de Milan vaut douze millions, et la Lorraine n'en vaut que deux tout au plus [2].

(19 mai 1700.) Madame la Duchesse devait dix ou douze mille pistoles du jeu ; et, ne pouvant les payer, elle écrivit à Mme de Maintenon son embarras. Mme de Maintenon montra sa lettre au roi, qui fit payer toutes ses dettes. Le roi n'a pas voulu que Madame la Duchesse l'en remerciât ; mais il l'a fait exhorter à ne plus faire de dettes [3].

(31 juillet.) Le matin à la messe, Mme la duchesse de Bourgogne devait tenir un enfant avec Monseigneur ; mais le curé de Marly ne trouva pas qu'elle fût en habit décent, parce qu'elle était en habit de chasse : le baptême fut remis, et on approuva le curé [4].

(13 septembre.) M. Le Nôtre, illustre dans sa profession pour les jardins, vint voir le roi avant de mourir [5] : il avait quatre-vingt-huit ans. Le roi le fit mettre dans une chaise roulante comme la sienne, pour le faire promener dans ses jardins ; et Le Nôtre disait : « Ah ! mon pauvre père, si tu vivais, et que tu pusses voir un pauvre jardinier comme ton fils se promener en chaise à côté du plus grand roi du monde, rien ne manquerait à ma joie. » Il était intendant des bâtiments.

(16 novembre.) Le roi, après son lever, fit entrer l'ambassadeur d'Espagne dans son cabinet ; puis il appela monseigneur le duc d'Anjou, et dit à l'ambassadeur : « Vous le pouvez saluer comme votre roi. » L'ambassadeur se jeta à deux genoux, et lui baisa la main à la manière d'Espagne. Sa Majesté commanda à l'huissier d'ouvrir les deux battants, et de faire entrer tout le

  1. Remarquez que cet argent est celui du peuple. Le roi n'en a pas d'autre. Pour que des princes jouent aux cartes, il faut qu'il en coûte au cultivateur sa substance. Depuis ce temps, le duc de Bourgogne, élève du duc de Beauvilliers et de l'auteur du Télémaque, ne joua plus.
  2. Il se trompe sur la Lorraine.
  3. Il fit bien ; autre argent pris sur le peuple.
  4. Observez qu'alors l'habit décent de la cour était d'avoir la gorge et les épaules entièrement découvertes, la chute des reins bien marquée, les bras nus jusqu'aux coudes, un pied de rouge sur les joues. L'habit de chasse cachait tout cela, et les dames étaient sans rouge : le curé avait raison.
  5. Il est clair, mon cher Tacite, qu'il ne pouvait voir le roi après sa mort.