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SOUVENIRS

Mais je reviens à l'origine de la tragédie dans Saint-Cyr. Mme de Maintenon voulut voir une des pièces de Mme de Brinon : elle la trouva telle qu'elle était, c'est-à-dire si mauvaise qu'elle la pria de n'en plus faire jouer de semblables, et de prendre plutôt quelques belles pièces de Corneille ou de Racine, choisissant seulement celles où il y avait le moins d'amour. Ces petites filles représentèrent Cinna assez passablement pour des enfants qui n'avaient été formées au théâtre que par une vieille religieuse. Elles jouèrent ensuite Andromaque ; et soit que les actrices en fussent mieux choisies, ou qu'elles commençassent à prendre des airs de la cour, dont elles ne laissaient pas de voir de temps en temps ce qu'il y avait de meilleur, cette pièce ne fut que trop bien représentée au gré de Mme de Maintenon [1], et elle lui fit appréhender que cet amusement ne leur insinuât des sentiments opposés à ceux qu'elle voulait leur inspirer. Cependant, comme elle était persuadée que ces sortes d'amusements sont bons à la jeunesse, qu'ils donnent de la grâce, apprennent à mieux prononcer, et cultivent la mémoire (car elle n'oubliait rien de tout ce qui pouvait contribuer à l'éducation de ces demoiselles, dont elle se croyait, avec raison, particulièrement chargée), elle écrivit à M. Racine, après la représentation d'Andromaque : « Nos petites filles viennent de jouer Andromaque, et l'ont si bien jouée qu'elles ne la joueront plus, ni aucune de vos pièces. » Elle le pria, dans cette même lettre, de lui faire, dans ses moments de loisirs, quelque espèce de poëme moral ou historique dont l'amour fût entièrement banni, et dans lequel il ne crût pas que sa réputation fût intéressée, puisqu'il demeurerait enseveli dans Saint-Cyr, ajoutant qu'il ne lui importait que cet ouvrage fût contre les règles, pourvu qu'il contribuât aux vues qu'elle avait de divertir les demoiselles de Saint-Cyr en les instruisant.

Cette lettre jeta Racine dans une grande agitation, il voulait plaire à Mme de Maintenon : le refus était impossible à un courtisan, et la commission délicate pour un homme qui comme lui avait une grande réputation à soutenir, et qui, s'il avait renoncé à travailler pour les comédiens, ne voulait pas du moins détruire l'opinion que ses ouvrages avaient donnée de lui. Despréaux, qu'il alla consulter, décida pour la négative. Ce n'était pas le compte de Racine. Enfin, après un peu de réflexion, il trouva dans le sujet d'Esther ce qu'il fallait pour plaire à la cour. Despréaux lui-même en fut enchanté, et l'exhorta de travailler avec autant de zèle qu'il en avait eu pour l'en détourner. Racine ne fut pas longtemps sans porter à Mme de Maintenon, non-seulement le plan de sa pièce (car il avait accoutumé de les faire en

  1. Il n'est pas étonnant que de jeunes filles de qualité, élevées si près de la cour, aient mieux joué Andromaque, où il y a quatre personnages amoureux, que Cinna, dans lequel l'amour n'est pas traité fort naturellement, et n'étale guère que des sentiments exagérés et des expressions un peu ampoulées : d'ailleurs une conspiration de Romains n'est pas trop faite pour des filles françaises.