Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome28.djvu/579

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ritent. Que l'héritage soit de vingt écus ou de cent mille francs, n’importe ; il leur appartient.

« Nous sommes des bêtes de somme : les moines nous chargent pendant que nous vivons ; ils vendent notre peau quand nous sommes morts, et jettent le corps à la voirie. »

Je m’écriai : « Tout cela n’est pas possible, mes chers paroissiens! Ne vous jouez pas de ma simplicité; nous sommes dans le pays de la franchise ; nos rois, nos premiers pontifes, ont aboli depuis longtemps l’esclavage; c’est calomnier des religieux de supposer qu’ils aient des serfs. Au contraire, nous avons des pères de la Merci qui recueillent des aumônes, et qui passent les mers pour aller délivrer nos frères lorsqu’on les a faits serfs à Maroc, à Tunis, ou chez les Algériens.

— Eh bien, s’écria un vieillard de la troupe, qu’ils viennent donc nous délivrer !

— Quoi ! repris-je, des monitoires lancés pour découvrir si une jeune fille esclave n’aurait pas couché dans le lit de son mari la première nuit de ses noces ? Non, ce serait un trop grand outrage à la religion, aux lois de la nature. On ne fulmine des monitoires que pour découvrir de grands crimes publics dont les auteurs sont inconnus. Allez, je ne puis vous croire. »

Comme j’achevais ces paroles, une femme nommée Jeanne- Marie Mermet tomba presque à mes pieds en pleurant. « Hélas ! me dit-elle, ces bonnes gens ne vous ont dit que la vérité. Le fermier des chanoines de Saint-Claude, ci-devant bénédictins, a voulu me dépouiller des biens de mon père sous prétexte que j’avais couché dans le logis de mon mari la nuit de mon mariage. Le chapitre obtint un monitoire contre moi. J’étais réduite à la mendicité. Je voyais périr ces quatre enfants que je vous amène. Les sbires qui nous chassaient de notre maison me refusèrent le lait que j’y avais laissé pour mon dernier né. Nous mourions sans le secours du célèbre avocat Christine, défenseur des opprimés, et de M. de La Poule, son digne confrère, qui prirent ma défense, et qui trouvèrent des nullités dans le monitoire fatal publié pour me ravir tout mon bien, comme on m’a dit qu’on en publia un à Toulouse contre les Calas. Le parlement de Besançon eut pitié de mon infortune et de mon innocence; mes persécuteurs furent condamnés aux dépens par un arrêt solennel et unanime, rendu le 22 juin 1772. »

I. Voyez la note, tome XIX, page 4ii; et, dans la. Correspondance, les lettres de Voltaire à Christln, des l"’ octobre 1775 et 10 février 1777.