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EN FAIT DE JUSTICE. 585

famille entière, tirés enfin d'une armoire, prêtés au hasard à un officier chargé de dettes.

Le docteur a fait environ cinq lieues à pied pour porter cette somme en secret à un homme qu'il n'a vu qu'une fois. Enfin ces cent mille écus, si longtemps ignorés, se trouvent tout d'un coup portés à cinq cent mille livres par le testament de la grand'mère. De ces cinq cent mille livres, il y en a eu deux cent mille données à la mère du docteur, laquelle n'a pas de quoi vivre, et dont les filles gagnent leur vie par leur travail.. Tout cela est si sottement romanesque, et d'une absurdité si révoltante, qu'il n'y a pas moyen de l'examiner sérieusement.

L'honneur de l'officier paraît donc à couvert aux yeux de tout homme qui ne juge que suivant les lumières de la raison.

Il n'en est pas de même de la justice; elle a nécessairement ses formes et ses entraves. Il faut des interrogatoires réguliers; de faux témoins préparés de longue main peuvent ne pas se démentir. L'officier a fait des billets payables à ordre, et quand les juges seraient persuadés de son innocence, ils seraient forcés peut-être de le condamner à payer ce qu'il ne doit pas.

Il est vrai qu'il y a signature contre signature, preuve par écrit contre preuve par écrit. Il est vrai même que l'aveu du crime, signé par la mère et par le fils, a plus de poids dans la balance de la raison et de la simple équité que n'en ont les billets du maréchal de camp: car il est très-naturel qu'un officier, ébloui de l'espérance de rétablir sa maison, et sachant que la coutume est de confier aveuglément ses billets aux agents de change accrédités, en ait usé de même avec un jeune homme dont l'âge lui inspirait quelque confiance, et qui lui prêtait même douze cents francs pour le mieux tromper. Mais assurément il n'est point vraisemblable que la vieille grand'mère ait eu cent mille écus par fidéicommis; qu'elle les ait gardés plus de trente ans sans les placer; qu'elle les ait prêtés à un officier sans le connaître ; que son petit-fils les ait portés à pied en treize voyages, l'espace de cinq lieues, etc.

Il se pourrait à toute force que le juge, obligé de décider, non sur ces raisons, mais sur des billets en bonne forme, sur les dépositions de témoins aguerris, qui ne se démentiraient pas, condamnât malgré lui le maréchal de camp. Mais il paraît que le public éclairé doit l'absoudre, puisque ce public est le seul juge qui préfère le fond à la forme. Si l'officier est condamné, il ne le sera que pour l'imprudence avec laquelle il a remis pour cent mille écus de billets, avec les intérêts à six pour cent, entre les

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