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FRAGMENTS HISTORIQUES SUR L’INDE,

successeurs. D’un côté, c’est la vertu persévérante, soutenue d’une abstinence rigoureuse : une philosophie sublime, quoique fantastique, voilée par d’ingénieuses allégories ; l’horreur de l’effusion du sang ; la charité constante envers les hommes et les animaux. De l’autre côté, c’est la superstition la plus méprisable. Ce fanatisme, quoique tranquille, les a portés depuis des siècles innombrables à encourager le meurtre volontaire de tant de jeunes veuves qui se sont jetées dans les bûchers enflammés de leurs époux. Cet horrible excès de religion et de grandeur d’âme subsiste encore avec la fameuse profession de foi des brames, que « Dieu ne veut de nous que la charité et les bonnes œuvres ». La terre entière est gouvernée par des contradictions. M. Scrafton ajoute qu’ils sont persuadés que Dieu a voulu que les différentes nations eussent des cultes différents. Cette persuasion pourrait conduire à l’indifférence ; cependant ils ont l’enthousiasme de leur religion comme s’ils la croyaient la seule vraie, la seule donnée par Dieu même.

La plupart d’entre eux vivent dans une molle apathie. Leur grande maxime, tirée de leurs anciens livres, est « qu’il vaut mieux s’asseoir que de marcher, se coucher que de s’asseoir, dormir que de veiller, et mourir que de vivre ». On en voit pourtant beaucoup sur la côte de Coromandel qui sortent de cette léthargie pour se jeter dans la vie active. Les uns prennent parti pour les Français, les autres pour les Anglais : ils apprennent les langues de ces étrangers, leur servent d’interprètes et de courtiers. Il n’est guère de grand commerçant sur cette côte qui n’ait son brame, comme on a son banquier. En général, on les trouve fidèles, mais fins et rusés. Ceux qui n’ont point eu de commerce avec les étrangers ont conservé, dit-on, la vertu pure qu’on attribue à leurs ancêtres.

M. Scrafton et d’autres ont vu entre les mains de quelques brames des éphémérides composés par eux-mêmes, dans lesquels les éclipses sont calculées pour plusieurs milliers d’années.

[1]Le savant et judicieux M. Le Gentil[2] dit qu’il a été étonné de la promptitude avec laquelle les brames faisaient en sa présence les plus longs calculs astronomiques. Il avoue qu’ils connaissent

  1. Cet alinéa et le suivant ne sont pas dans deux éditions de 1773 que j’ai sous les yeux ; mais je les trouve dans une réimpression datée de 1774, et qui contient les trente-six articles. (B.)
  2. Ou plutôt Gentil (1726-1799). Il avait servi sous Dupleix et Lally ; il fit don à la Bibliothèque des manuscrits, médailles, dessins, etc., qu’il avait rapportés, et laissa en mourant beaucoup de travaux inédits sur l’Inde. (G. A.)