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FRAGMENTS HISTORIQUES SUR L’INDE,

près de la même étendue. La plupart des relations peuplent cette côte d’autant de rois que nous voyons en Italie et en France de marquis sans marquisat, de comtes sans comté, et en Allemagne de barons sans baronnie.

Si Cranganor est un royaume, Coulan, qui est après, peut s’appeler un vaste empire : car il a environ douze lieues sur près de trois en largeur. Les Hollandais, qui ont chassé les Portugais des capitales de ces États, ont établi dans Cranganor un comptoir dont ils ont fait une forteresse imprenable à tous ces monarques réunis. Ils font un commerce immense à Cranganor, qui est, dit-on, un jardin de délices.

En allant toujours au midi, sur le rivage de cette péninsule qui se resserre de plus en plus, les Hollandais ont encore pris aux Portugais la forteresse qu’ils avaient dans le royaume de Cochin, petite province qui dépendait autrefois de ce roi des rois, zamorin de Calicut. Il y a près de trois siècles que ces souverains voient des marchands armés venus d’Europe s’établir dans leurs territoires, se chasser les uns les autres, et s’emparer tour à tour de tout le commerce du pays sans que les habitants de trois cents lieues de côtes aient jamais pu y mettre obstacle.

Travancor est la dernière terre qui termine la presqu’île. On est surpris de la faiblesse des voyageurs et des missionnaires qui ont titré de royaume le petit pays de Travancor, aussi bien que tous ces autres assemblages de riches bourgades que nous venons de parcourir. Pour peu que ces royaumes eussent occupé chacun cinquante lieues seulement le long de la côte, il y aurait plus de douze cents lieues depuis Surate jusqu’au cap Comorin ; et si on avait converti la centième partie des Indiens, parmi lesquels il n’y a pas un chrétien, il y en aurait plus d’un million[1].

  1. Un jésuite, nommé Martin, raconte, dans le cinquième volume des Lettres curieuses et édifiantes, que c’est une coutume vers Travancor de faire un fonds tous les ans pour le distribuer par le sort. Un Indien, dit-il, fit vœu à saint François Xavier de donner une somme aux jésuites s’il gagnait à cette espèce de loterie. Il eut le gros lot : il fit encore un vœu, et eut le second lot. Cependant, ajoute le jésuite Martin, cet Indien conserva, ainsi que tous ses compatriotes, une horreur invincible pour la religion des Francs, qu’ils appellent le franguinisme. C’était un ingrat. Qu’on joigne à tous ces traits, dont les Lettres curieuses sont remplies, les miracles attribués à saint François Xavier ; ses sermons dans tous les idiomes de l’Inde et du Japon, dès qu’il débarquait dans ces pays ; les neuf morts ressuscités par lui ; les deux vaisseaux dans lesquels il se trouva en même temps à cent lieues l’un de l’autre, et qu’il préserva de la tempête ; son crucifix qui tomba dans la mer, et qui lui fut rapporté par un cancre ; et qu’on juge si une religion aussi sainte que la nôtre doit être continuellement mêlée de semblables contes.

    Ce même Martin, qui a demeuré si longtemps dans l’Inde, ose dire qu’il y a