Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/166

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
156
FRAGMENTS HISTORIQUES SUR L’INDE,

time par la mort la plus affreuse, réservée aux parricides[1]. Cette scène se passait chez un peuple réputé sociable, dans le temps même où le monstre de l’Inquisition s’apprivoisait ailleurs, et où les anciennes lois des temps barbares s’adoucissaient dans les autres États. Tous les princes, tous les peuples de l’Europe, eurent horreur de cet effroyable assassinat juridique. Ce magistrat même en eut des remords ; mais il n’en fut pas moins impitoyable dans le procès du comte Lally.

Quelques autres juges et lui étaient persuadés de la nécessité des supplices dans les affaires les plus graciables ; on eût dit que c’était un plaisir pour eux. Leur maxime était qu’il faut toujours en croire les délateurs plus que les accusés, et que s’il suffisait de nier il n’y aurait jamais de coupables. Ils oubliaient cette réponse de l’empereur Julien le philosophe, qui avait lui-même rendu la justice dans Paris : « S’il suffisait d’accuser, il n’y aurait jamais d’innocents. »

Il fallait lire et relire un tas énorme de papiers, mille écrits contradictoires d’opérations militaires faites dans des lieux dont la position et le nom étaient inconnus aux magistrats ; des faits dont il leur était impossible de se former une idée exacte ; des incidents, des objections, des réponses, qui coupaient à tout moment le fil de l’affaire. Il n’est pas possible que chaque juge examine par lui-même toutes ces pièces : quand on aurait la patience de les lire, combien peu sont en état de démêler la vérité dans cette multitude de contradictions ! On s’en repose presque toujours sur le rapporteur dans les affaires compliquées : il dirige les opinions ; on l’en croit sur sa parole ; la vie et la mort, l’honneur et l’opprobre, sont dans sa main.

Un avocat général, ayant lu toutes les pièces avec une attention infatigable, fut pleinement convaincu que l’accusé devait être absous. C’était M. Séguier[2], de la même famille que le chancelier[3] qui se fit un nom dans l’aurore des belles-lettres, culti-

  1. Cinq voix ont donc suffi pour condamner un enfant aux supplices accumulés de la torture ordinaire et extraordinaire, de la langue arrachée avec des tenailles, du poing coupé, et d’être jeté dans les flammes. Un enfant ! un petit-fils d’un lieutenant général qui avait bien servi l’État ! Et cet événement, plus horrible que tout ce qu’on a jamais rapporté ou inventé sur les cannibales, s’est passé chez une nation qui passe pour éclairée et humaine ! (Note de Voltaire.) — Affaire La Barre. Voltaire antidate ici la mort du jeune chevalier, et même le vote du parlement sur le rapport de Pasquier. La mort de La Barre est du 1er juillet, le vote sur le rapport de Pasquier est du 4 juin, et Lally avait été exécuté le 6 mai.
  2. Mort en 1792.
  3. Le chancelier Séguier est le seul particulier qui ait eu le titre de protecteur de l’Académie française (1643).