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FRAGMENTS HISTORIQUES

Le révérend père Bouchet affirme, dans sa lettre à M. Huet, ancien évêque d’Avranches, qu’une espèce de dieu ou de génie, ayant la guerre contre le roi de Scrindib, leva contre lui une armée de singes, et, ayant mis le feu à leurs queues, brûla toute la cannelle et tout le poivre de l’île.

Notre Bouchot ne doute pas que les queues des renards n’aient formé les queues de ces singes.

C’est ainsi qu’aux Indes, en Perse, à la Chine, on lit mille histoires à peu près semblables aux nôtres, non-seulement sur les choses de la religion, mais en morale, et même en fait de romans. Le conte de la Matrone d’Éphèse, celui de Joconde, sont écrits dans les plus anciens livres orientaux.

On trouve l’aventure d’Amphitryon parmi les plus vieilles fables des brachmanes. Il y a même, ce me semble, plus de sagacité dans le dénoûment de l’aventure indienne que dans celui de la grecque. Un Indou d’une force extraordinaire avait une très-belle femme ; il en fut jaloux, la battit, et s’en alla. Un égrillard de dieu, non pas un Brama ou un Vishnou, mais un dieu du bas étage, et cependant fort puissant, fait passer son âme dans un corps entièrement semblable à celui du mari fugitif, et se présente sous cette figure à la dame délaissée. La doctrine de la métempsycose rendait cette supercherie vraisemblable. Le dieu amoureux demande pardon à sa prétendue femme de ses emportements, obtient sa grâce, couche avec elle, lui fait un enfant, et reste le maître de la maison. Le mari, repentant et toujours amoureux de sa femme, revient se jeter à ses pieds : il trouve un autre lui-même établi chez lui. Il est traité par cet autre d’imposteur et de sorcier. Cela forme un procès tout semblable à celui de notre Martin-Guerre[1]. L’affaire se plaide devant le parlement de Bénarès. Le premier président était un brachmane qui devina tout d’un coup que l’un des deux maîtres de la maison était une dupe, et que l’autre était un dieu. Voici comme il s’y prit pour faire connaître le véritable mari. « Votre époux, madame, dit-il, est le plus robuste de l’Inde : couchez avec les deux parties l’une après l’autre en présence de notre parlement indien ; celui des deux qui aura fait éclater les plus nombreuses marques de valeur sera sans doute votre mari. » Le mari en donna douze ; le fripon en donna cinquante. Tout le parlement brame décida que l’homme aux

  1. Le sosie de Guerre (Martin) se nommait Arnaud du Thil. Il trouva, dans le parlement de Toulouse, des juges plus sévères que ceux de Bénarès : car il fut pendu le 16 septembre 1560. (Cl.)