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SUR LA JUSTICE.

et les usurières. Il fit voir que rien n’est plus naturel, plus ordinaire, qu’une vieille femme très-pauvre qui possède pendant trente ans cent mille écus dans son armoire, qui les prête à un officier qu’elle ne connaît pas, et un jeune docteur ès lois qui court six lieues à pied pour porter ces cent mille écus à cet officier dans ses poches.

Ensuite il peignit pathétiquement le candidat Du Jonquay et sa mère entre les mains des bourreaux de la police, chargés de fers, meurtris de coups, évanouis dans les tourments, forcés enfin d’avouer un crime dont ils étaient innocents ; leur vertu barbarement immolée au crédit et à l’autorité, n’ayant pour soutien que la générosité de M. Aubourg, qui avait bien voulu acheter ce procès à condition qu’il n’en aurait pour lui qu’environ cent vingt mille livres. Toutes les bonnes femmes pleurèrent ; les usuriers et les escrocs battirent des mains ; les juges furent ébranlés ; le parlement renvoya l’affaire en première instance au bailliage du Palais, petite juridiction inconnue jusqu’alors.

Le ridicule, l’absurdité du roman de la bande Du Jonquay était assez sensible ; l’infamie de leurs manœuvres, l’insolence de leur crime, étaient manifestes ; mais la prévention était plus forte. Le public, séduit, séduisit le juge du bailliage.

La populace gouverne souvent ceux qui devraient la gouverner et l’instruire. C’est elle qui dans les séditions donne des lois ; elle asservit le sage à ses folles superstitions ; elle force le ministère, dans des temps de cherté, à prendre des partis dangereux ; elle influe souvent dans les jugements des magistrats subalternes. Une prêteuse sur gages persuade une servante, qui persuade sa maîtresse, qui persuade son mari. Un cabaretier empoisonne un juge de son vin et de ses discours. Le bailliage fut ainsi endocumenté. Le plaisir d’humilier la noblesse chatouillait encore en secret l’amour-propre de quelques bourgeois qui étaient devenus ses juges.

Le maréchal de camp fut plongé dans la prison la plus dure, condamné à payer un argent qu’il n’avait jamais reçu, et à des amendes infamantes : le crime triompha[1].

Alors le public des honnêtes gens commença d’ouvrir les yeux. La maladie épidémique qui s’était répandue dans toutes les conditions avait perdu de sa malignité.

  1. La sentence du bailliage du Palais est du 28 mai 1773. Ce tribunal, composé de sept juges, avait décrété Morangiés d’ajournement personnel, puis ordonna plus tard qu’il fût mis en prison. (B.)