Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/228

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
218
FRAGMENT SUR LA JUSTICE.

L’affaire ayant été enfin rapportée de droit au parlement, le premier président, M. de Sauvigny, interrogea lui-même les témoins. Il produisit au grand jour la vérité, si longtemps obscurcie. Le parlement vengea, par un arrêt[1] solennel, le comte de Morangiés ; et ses accusateurs. Du Jonquay et sa mère, furent condamnés au bannissement, peine bien douce pour leur crime[2], mais que les incidents du procès ne permettaient pas de rendre plus griève.

Il était d’ailleurs plus nécessaire de manifester l’innocence du comte que de flétrir la canaille des accusateurs, dont on ne pouvait augmenter l’infamie. Enfin tout Paris s’étonna d’avoir été deux ans entiers la dupe du mensonge le plus grossier et le plus ridicule que la sottise et la friponnerie en délire aient pu jamais inventer.

Puissent de tels exemples apprendre aux Parisiens à ne pas juger des affaires sérieuses comme d’un opéra-comique, sur les discours d’un perruquier ou d’un tailleur, répétés par des femmes de chambre ! Mais un peuple qui a été vingt ans entiers la dupe des miracles de M. l’abbé Paris, et des gambades de M. l’abbé Becherand[3], pourra-t-il jamais se corriger ?

Odi profanum vulgus et arceo[4].

FIN DU FRAGMENT SUR LA JUSTICE.
  1. Cet arrêt est du 3 septembre 1773.
  2. Dans une Lettre du marquis de***, brigadier des armées du roi, à M ..., avocat au conseil (octobre 1773), on fait ressortir plusieurs contradictions de l’arrêt du parlement. L’arrêt déclare fausse l’accusation contre Morangiés, et ne prononce aucune peine contre les témoins produits par ses adversaires. Le seul Gilbert est, pour un plus ample informé, renvoyé devant les mêmes juges dont l’arrêt infirme la première sentence. Gilbert déclarait constant le prêt, que l’arrêt déclarait faux. Cet arrêt ordonnait la suppression de quelques mémoires contre Morangiés, et le mémoire de Vermeil, intitulé Preuves résultantes du procès, sans contredit le plus terrible contre Morangiés, n’était pas au nombre des supprimés. On voit que Voltaire lui-même trouva une espèce de contradiction entre la peine prononcée contre Du Jonquay, et celle à laquelle il aurait dû être condamné, s’il eût été coupable. Il est à remarquer que l’arrêt fut rendu contre les conclusions du rapporteur. On attribua au reste la décision du tribunal à un incident. L’un des juges, ami de Morangiés, ayant déclaré que son opinion était de condamner l’une des parties aux galères, les neuf conseillers clercs se retirèrent pour ne point participer à une telle condamnation : ce qui réduisit à dix-huit le nombre des juges siégeants : on crut dans le temps que la majorité eût été pour les Véron si les conseillers clercs avaient siégé. (B.)
  3. Voyez la note, tome XXI, page 433.
  4. Horace, livre III, ode iii.