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FRAGMENT

tions, lorsqu’il s’était déclaré hautement pour la seconde ? S’il n’avait pas montré un grand zèle pour son parti, ce parti lui eût reproché de n’en avoir pas assez ; ce parti l’eût abandonné, et l’autre l’eût peut-être détrôné. Il fallait mener les païens avec les brides qu’ils s’étaient faites eux-mêmes. Qui a montré plus de zèle pour sa religion, qui a été plus assidu à des prêches et au chant des psaumes que le prince d’Orange Guillaume le Taciturne, fondateur de la république de Hollande, et Gustave-Adolphe, vainqueur de l’Allemagne ? Cependant il s’en fallait beaucoup que ces deux grands hommes fussent des enthousiastes.

L’Europe, et surtout le Nord, a le bonheur de posséder aujourd’hui des souverains éclairés et tolérants[1] dont aucun fanatisme n’obscurcit les lumières, dont aucune dispute théologique n’a égaré la raison, et qui tous savent très-bien distinguer ce que la politique exige et ce que la religion conseille. Il en est même qui n’ont ni cour, ni conseil, ni chapelle, et qui consument les journées entières dans le travail de la royauté. Mais qu’il s’élève dans leurs États une querelle de religion, une guerre intestine de fanatisme, telle qu’on en vit au temps de Julien ; ou nous nous trompons fort, ou tous agiront comme lui.

Quant au nom d’apostat, que des écrivains des charniers donnent encore à l’empereur Julien, il nous semble que ce sobriquet infâme ne lui convenait pas plus que le titre d’empereur chrétien à Constantin, qui ne fut baptisé qu’à sa mort. Julien, baptisé dans son enfance, eut le malheur de n’être chrétien que pour sauver sa vie. Il n’était pas plus chrétien que notre grand Henri IV et son cousin le prince de Condé ne furent catholiques, lorsqu’on les força d’aller à la messe après la Saint-Barthélemy. La Ligue osa appeler ces princes relaps ; ils ne l’étaient point, on les avait forcés. On força de même Julien à recevoir ce qu’on appelle l’un des quatre mineurs, à être lecteur dans l’église de Nicomédie ; mais il est certain, par ses écrits, que dès lors il se livrait tout entier aux instructions de Libanius, le philosophe le plus entêté du paganisme.

Ce qu’on peut donc reprocher bien plus raisonnablement à cet empereur, c’est d’avoir été l’ennemi du christianisme dès qu’il put le connaître ; et ce qu’il y a de plus déplorable, c’est qu’il était le plus beau génie de son temps, et le plus vertueux de tous les empereurs après les Antonins.

  1. Ceci regarde surtout Frédéric II, roi de Prusse, et Catherine II. impératrice de Russie. (B.)