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FRAGMENT

Louis XIV s’était coupé le bras gauche avec le bras droit. Nous dûmes plaindre la France d’avoir porté chez les étrangers, et même chez ses ennemis, ses citoyens, ses trésors, ses arts, son industrie, ses guerriers. Nous avouâmes que l’indulgence, la tolérance, dont les hommes ont tant de besoin les uns envers les autres, étaient le seul appareil qu’on pût mettre sur une blessure si profonde.

Ce divin esprit de tolérance, qui au fond n’est que la charité, charitas humani generis, comme dit Cicéron[1] a depuis quelques années tellement animé les âmes nobles et sensibles que M. de Fitz-James, évêque de Soissons, a dit dans son dernier mandement[2] : « Nous devons regarder les Turcs comme nos frères. »

Aujourd’hui nous voyons en France des protestants, autrefois plus odieux que les Turcs, occuper publiquement des places qui, si elles ne sont pas les plus considérables de l’État, sont du moins les plus avantageuses. Personne n’en a murmuré. On n’a pas été plus surpris de voir des fermiers généraux calvinistes que s’ils avaient été jansénistes.

Le ministère ayant écrit, en 1751, une lettre de recommandation en faveur d’un négociant protestant nommé Frontin, homme utile à l’État, un évêque d’Agen, plus zélé que charitable, écrivit et fit imprimer une lettre assez violente contre le ministère. Il remontrait, dans cette lettre, qu’on ne doit jamais recommander un négociant huguenot, attendu qu’ils sont tous ennemis de Dieu et des hommes. On écrivit[3] contre cette lettre, et, soit qu’elle fût de l’évêque d’Agen, soit de l’abbé de Caveyrac, cet abbé la soutint dans son Apologie de la révocation de l’édit de Nantes. Il voulut persuader qu’il n’y avait eu aucune persécution dans la dragonnade ; que les réformés méritaient d’être beaucoup plus maltraités ; qu’il n’en sortit pas du royaume cinquante mille ;

  1. Voltaire cite souvent cette expression, qui n’est pas dans Cicéron.
  2. Le mandement est du 21 mars 1757 ; Voltaire en a souvent parlé ; voyez la note, tome XXV, page 104.
  3. Une Lettre de M. l’intendant de *** à M. l’évêque d’Alais fit naître la Réponse de M. l’évéque d’Alais à M. l’intendant de ***. Cette Réponse est datée du 6 juin 1751, et fut l’origine de l’écrit que publièrent Ripert de Montclar et l’abbé Quesnel sous le titre de : Mémoire théologique et politique au sujet des mariages clandestins des protestants en France, etc., 1755, in-8o. Caveyrac répondit à cet écrit par un Mémoire politico-critique, où l’on examine s’il est de l’intérêt de l’Église et de l’État d’établir pour les calvinistes du royaume une nouvelle forme de se marier ; 1756, in-8o. C’est dans ce Mémoire (page 150), et non dans l’Apologie, qu’il prend la défense de l’évêque d’Agen. (B.)