Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/349

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Les plus superstitieux conviennent de ces vérités, mais ils ne les appliquent qu’aux gens de leur parti. Ils affirment que Dieu agit réellement physiquement sur certains personnages privilégiés. Nous sommes plus religieux qu’eux ; nous croyons que le grand Être agit sur tous les vivants comme sur toute la matière. Lui est-il donc plus difficile de remuer tous les hommes que d’en remuer quelques-uns ? Dieu ne sera-t-il Dieu que pour votre petite secte ? Il l’est pour moi, qui ne suis pas des vôtres.

Un philosophe nouveau[1] est allé bien plus loin que vous : il lui semblait qu’il n’y eût que Dieu qui existât. Il prétend que nous voyons tout en lui ; et nous disons que c’est Dieu qui voit, qui agit dans tout ce qui a vie.

Jupiter est quodcumque vides, quocumque moveris.
                        (Luc, Phars., liv. IX, v. 580.)

Allons plus avant. Votre prémotion physique introduit Dieu agissant en vous. Quel besoin avez-vous donc d’une âme ? À quoi bon ce petit être inconnu et incompréhensible ? Donnez-vous une âme au soleil, qui vivifie tant de globes ? Et si cet astre si grand, si étonnant et si nécessaire, n’a point d’âme, pourquoi l’homme en aurait-il une ? Dieu, qui nous a faits, ne nous suffit-il pas ? Qu’est donc devenu ce grand axiome : « Ne faisons point par plusieurs ce que nous pouvons faire par un seul » ?

Cette âme que vous avez imaginé être une substance n’est donc en effet qu’une faculté accordée par le grand Être, et non une personne. Elle est une propriété donnée à nos organes, et non une substance. L’homme, par sa raison non encore corrompue par la métaphysique, a-t-il jamais pu s’imaginer qu’il était double, qu’il était un composé de deux êtres, l’un visible, palpable et mortel, l’autre invisible, impalpable et immortel ? Et n’a-t-il pas fallu des siècles de disputes pour venir enfin jusqu’à cet excès de joindre ensemble deux substances si dissemblables, la tangible et l’intangible, la simple et la composée, l’invulnérable et la souffrante, l’éternelle et la passagère ?

Les hommes n’ont supposé une âme que par la même erreur qui leur fit supposer dans nous un être nommé Mémoire, lequel être ils divinisèrent ensuite. Ils firent de cette Mémoire la mère des Muses. Ils érigèrent les talents divers de la nature humaine en autant de déesses filles de Mémoire. Autant eût-il valu faire

  1. Malebranche.